Dracula

Dracula

de Bram Stoker

by Bram Stoker

traduction de Ève et Lucie Paul-Margueritte
trad. 1920
1897
 

Chapitre XIII

Chapter XIII

Journal du Dr Seward

Dr. Seward's Diary—continued

Nous décidâmes que les funérailles auraient lieu dès le surlendemain, afin que Lucy et sa mère fussent enterrées ensemble. Je m’occupai de toutes les lugubres formalités ; les employés de l’entrepreneur des pompes funèbres, je pus m’en rendre compte, étaient affligés ; ou dotés de la douceur obséquieuse de leur patron. Et même la femme qui procéda à la toilette mortuaire prit un ton à la fois confidentiel et professionnel pour me déclarer en sortant de la chambre de la pauvre Lucy :

The funeral was arranged for the next succeeding day, so that Lucy and her mother might be buried together. I attended to all the ghastly formalities, and the urbane undertaker proved that his staff were afflicted—or blessed—with something of his own obsequious suavity. Even the woman who performed the last offices for the dead remarked to me, in a confidential, brother-professional way, when she had come out from the death-chamber:—

— Elle fait une très belle morte, monsieur ; c’est vraiment un privilège que de s’occuper d’elle. Ce n’est pas trop de dire qu’elle fera honneur à notre firme !

"She makes a very beautiful corpse, sir. It's quite a privilege to attend on her. It's not too much to say that she will do credit to our establishment!"

Van Helsing, je le remarquai, ne s’éloigna pas de la maison. Nous ne connaissions pas les parents des défuntes et, comme pendant la journée du lendemain, Arthur devait s’absenter pour assister à l’enterrement de son père, il nous fut impossible d’avertir aucun membre de la famille. Van Helsing et moi prîmes donc la responsabilité d’examiner tous les papiers que nous trouvâmes ; le professeur voulut tout particulièrement voir lui-même ceux de Lucy. Je lui en demandai la raison car je craignais que, étant étranger, il ignorât certains détails de la loi anglaise et que, de ce fait, il pût nous entraîner en certaines difficultés.

I noticed that Van Helsing never kept far away. This was possible from the disordered state of things in the household. There were no relatives at hand; and as Arthur had to be back the next day to attend at his father's funeral, we were unable to notify any one who should have been bidden. Under the circumstances, Van Helsing and I took it upon ourselves to examine papers, etc. He insisted upon looking over Lucy's papers himself. I asked him why, for I feared that he, being a foreigner, might not be quite aware of English legal requirements, and so might in ignorance make some unnecessary trouble. He answered me:—

— Vous oubliez, me répondit-il, que je suis docteur en droit aussi bien que docteur en médecine. Mais la loi n’a que faire ici. Vous vous en rendiez parfaitement compte quand vous me disiez qu’il fallait éviter une enquête. Et encore, s’il ne s’agissait que d’éviter une enquête ! Nous trouverons peut-être d’autres documents… Comme celui-ci…

"I know; I know. You forget that I am a lawyer as well as a doctor. But this is not altogether for the law. You knew that, when you avoided the coroner. I have more than him to avoid. There may be papers more—such as this."

Tout en parlant, il avait pris dans son calepin les feuillets que Lucy avait gardés sur elle puis que, dans son sommeil, elle avait déchirés.

As he spoke he took from his pocket-book the memorandum which had been in Lucy's breast, and which she had torn in her sleep.

— Si vous pouvez apprendre qui est le notaire de Mrs Westenra, écrivez-lui ce soir, en lui envoyant tous les papiers concernant sa cliente. Quant à moi, je passerai toute la nuit soit dans cette chambre, soit dans l’ancienne chambre de Miss Lucy, car il y a encore des recherches que je veux faire moi-même. Il ne faut pas que ce qu’elle aurait pu laisser soit découvert par des étrangers.

"When you find anything of the solicitor who is for the late Mrs. Westenra, seal all her papers, and write him tonight. For me, I watch here in the room and in Miss Lucy's old room all night, and I myself search for what may be. It is not well that her very thoughts go into the hands of strangers."

J’allai donc remplir la tâche qui m’était assignée et, moins d’une demi-heure plus tard, j’avais trouvé le nom et l’adresse du notaire de Mrs Westenra. Tous les papiers de la pauvre dame étaient parfaitement en ordre ; ses volontés concernant les funérailles, notamment, y étaient clairement formulées. Je venais à peine de fermer le pli, quand Van Helsing, à ma grande surprise, entra dans la pièce.

I went on with my part of the work, and in another half hour had found the name and address of Mrs. Westenra's solicitor and had written to him. All the poor lady's papers were in order; explicit directions regarding the place of burial were given. I had hardly sealed the letter, when, to my surprise. Van Helsing walked into the room, saying:—

— Puis-je vous aider, mon ami John ? me demanda-t-il. Je n’ai plus rien à faire ici, si vous le désirez, vous pouvez disposer de moi.

"Can I help you, friend John? I am free, and if I may, my service is to you."

— Vous avez donc trouvé ce que vous cherchiez ?

"Have you got what you looked for?" I asked, to which he replied:—

— Je ne cherchais rien de bien précis ; j’espérais seulement trouver quelque chose, et j’ai trouvé… quelques lettres et le début d’un journal. Je les ai pris et, jusqu’à nouvel ordre, nous n’en parlerons pas. Je verrai demain soir ce pauvre garçon, et alors, s’il m’y autorise, nous utiliserons l’un ou l’autre de ces documents. À présent, mon ami John, je crois que nous pouvons aller au lit. Nous avons besoin, vous et moi, de repos, de sommeil. Demain, nous aurons beaucoup à faire, mais, pour ce soir, c’est bien tout, hélas !

"I did not look for any specific thing. I only hoped to find, and find I have, all that there was—only some letters and a few memoranda, and a diary new begun. But I have them here, and we shall for the present say nothing of them. I shall see that poor lad to-morrow evening, and, with his sanction, I shall use some."

When we had finished the work in hand, he said to me:—

"And now, friend John, I think we may to bed. We want sleep, both you and I, and rest to recuperate. Tomorrow we shall have much to do, but for the to-night there is no need of us. Alas!"

Cependant, nous allâmes encore jeter un coup d’œil dans la chambre où reposait la pauvre Lucy. L’entrepreneur des pompes funèbres, désireux de ne rien négliger du travail que l’on attendait de lui, avait transformé la chambre en chapelle ardente. On pouvait y voir une profusion de fleurs blanches, qui tendait à rendre le spectacle moins pénible, autant que faire se pouvait. Le linceul recouvrait le visage de la morte ; quand le professeur en souleva doucement le bout, tous deux nous fûmes surpris par la beauté des traits parfaitement éclairés par les grands cierges. Dans la mort, Lucy était redevenue aussi jolie que nous l’avions connue avant sa maladie ; les heures écoulées depuis qu’elle avait rendu son dernier soupir n’avaient fait que lui rendre cette beauté de la vie au point que, réellement, je doutais de me trouver devant un cadavre.

Before turning in we went to look at poor Lucy. The undertaker had certainly done his work well, for the room was turned into a small chapelle ardente. There was a wilderness of beautiful white flowers, and death was made as little repulsive as might be. The end of the winding-sheet was laid over the face; when the Professor bent over and turned it gently back, we both started at the beauty before us, the tall wax candles showing a sufficient light to note it well. All Lucy's loveliness had come back to her in death, and the hours that had passed, instead of leaving traces of "decay's effacing fingers," had but restored the beauty of life, till positively I could not believe my eyes that I was looking at a corpse.

Le professeur, lui, semblait réfléchir gravement. Il ne l’avait pas aimée comme je l’avais aimée, et les larmes ne lui remplissaient pas les yeux.

— Attendez-moi ici, me dit-il soudain ; et il quitta la chambre.

Quant il revint, il tenait à la main des fleurs d’ail qu’il avait prises dans une caisse que l’on avait déposée dans le corridor, mais qui n’avait pas encore été ouverte. Il plaça ces fleurs un peu partout parmi les autres, de même qu’autour du lit. Puis, il prit sous le col de sa chemise une petite croix d’or qu’il mit sur les lèvres de la morte. Le linceul recouvrant à nouveau le visage, nous nous retirâmes.

The Professor looked sternly grave. He had not loved her as I had, and there was no need for tears in his eyes. He said to me: "Remain till I return," and left the room. He came back with a handful of wild garlic from the box waiting in the hall, but which had not been opened, and placed the flowers amongst the others on and around the bed. Then he took from his neck, inside his collar, a little gold crucifix, and placed it over the mouth. He restored the sheet to its place, and we came away.

Je me déshabillais dans ma chambre quand, frappant à la porte et entrant presque aussitôt, Van Helsing me dit :

I was undressing in my own room, when, with a premonitory tap at the door, he entered, and at once began to speak:—

— Demain, je voudrais que vous m’apportiez, avant le soir, des instruments pour une autopsie.

"To-morrow I want you to bring me, before night, a set of post-mortem knives."

— Ah ? nous devrons procéder à une autopsie ?

"Must we make an autopsy?" I asked.

— Oui et non. Je veux, il est vrai, faire une opération mais pas celle à laquelle vous pensez. Laissez-moi vous expliquer ; seulement, que personne n’en sache rien, n’est-ce pas ? Je crois qu’il nous faut lui couper la tête, et aussi lui enlever le cœur. Quoi, vous, un chirurgien, seriez-vous choqué ? Vous, que j’ai vu opérer d’un cœur si courageux et d’une main si ferme des malades dont la vie tenait à un fil, cependant que tous vos condisciples frémissaient ? Oh ! Pardonnez-moi ! Je ne dois pas oublier, mon cher John, que vous l’aimiez ! Aussi, est-ce moi qui opérerai ; vous, vous m’assisterez. J’aurais désiré le faire dès ce soir, mais cela est impossible, à cause d’Arthur ; il reviendra ici, demain, après l’enterrement de son père et, évidemment, il voudra encore la voir. Mais quand on aura fermé le cercueil et que tout le monde dormira dans la maison, nous viendrons, vous et moi, rouvrir le cercueil pour faire l’opération ; puis nous remettrons tout en place, de sorte que personne ne s’apercevra de quoi que ce soit.

"Yes and no. I want to operate, but not as you think. Let me tell you now, but not a word to another. I want to cut off her head and take out her heart. Ah! you a surgeon, and so shocked! You, whom I have seen with no tremble of hand or heart, do operations of life and death that make the rest shudder. Oh, but I must not forget, my dear friend John, that you loved her; and I have not forgotten it, for it is I that shall operate, and you must only help. I would like to do it to-night, but for Arthur I must not; he will be free after his father's funeral to-morrow, and he will want to see her—to see it. Then, when she is coffined ready for the next day, you and I shall come when all sleep. We shall unscrew the coffin-lid, and shall do our operation; and then replace all, so that none know, save we alone."

— Mais vraiment, à quoi tout cela peut-il servir ? La pauvre enfant est morte. Pourquoi lui ouvrir le corps sans nécessité ? Et s’il est inutile de faire une autopsie, si cela ne peut rien apporter ni à la morte, ni à nous, ni à la science, ni même à la connaissance humaine, à quoi bon ? Ce serait monstrueux !

"But why do it at all? The girl is dead. Why mutilate her poor body without need? And if there is no necessity for a post-mortem and nothing to gain by it—no good to her, to us, to science, to human knowledge—why do it? Without such it is monstrous."

Il me mit la main sur l’épaule et me répondit, la voix pleine de tendresse :

For answer he put his hand on my shoulder, and said, with infinite tenderness:—

— Mon cher John, je comprends votre chagrin et je vous plains de tout mon cœur ; je vous aime d’autant plus, d’ailleurs que votre douleur est plus profonde. Si je le pouvais, je ferais mienne l’épreuve que vous devez supporter. Toutefois, il y a des choses que vous ignorez encore, mais que vous connaîtrez bientôt, et vous me bénirez alors de vous les avoir fait connaître, bien que ce ne soient pas des choses fort réjouissantes. John, mon garçon, voilà des années que vous êtes mon ami : m’avez-vous jamais vu accomplir une action sans avoir pour cela une raison péremptoire ? Je puis me tromper, je ne suis qu’un homme ; mais je crois à tout ce que je fais. N’est-ce pas justement pour cela que vous m’avez appelé ici ! Oui ! N’avez-vous pas été étonné, scandalisé, quand j’ai empêché Arthur d’embrasser sa fiancée, alors qu’elle mourait, et l’ai brusquement éloigné du lit ? Oui ! Et pourtant, vous avez vu comme elle m’a remercié en me regardant de ces beaux yeux qui allaient se fermer à jamais, en me parlant de sa voix si faible et en portant à ses lèvres ma vieille main rugueuse ? Oui ! Et ne m’avez-vous pas entendu lui jurer de faire ce qu’elle me demandait ? Oui ! Eh bien ! J’ai une bonne raison maintenant d’agir comme je veux agir. Vous avez eu confiance en moi pendant de nombreuses années ; vous m’avez cru durant les semaines qui viennent de s’écouler, alors qu’il se passait des choses si étranges que le doute, de votre part, eût été permis. Accordez-moi de me croire encore quelques temps, mon cher John. Si vous vous y refusez, je devrai bien vous dire dès à présent tous mes soupçons, mais je me demande si cela est souhaitable. D’autre part, si je commence à travailler sans avoir la confiance entière de mon ami et, que je l’aie ou non, je veux vérifier par l’expérience si je me trompe ou si je suis dans le vrai, je travaillerai le cœur lourd et avec le sentiment d’être seul, alors que j’ai un tel besoin d’aide et d’encouragement !

Il s’interrompit un moment, puis ajouta :

— Croyez-moi, mon cher John, des jours terribles nous attendent. Ne soyons à deux qu’un seul homme pour mener à bonne fin ce qu’il faut à tout prix entreprendre.

"Friend John. I pity your poor bleeding heart; and I love you the more because it does so bleed. If I could, I would take on myself the burden that you do bear. But there are things that you know not, but that you shall know, and bless me for knowing, though they are not pleasant things. John, my child, you have been my friend now many years, and yet did you ever know me to do any without good cause? I may err—I am but man; but I believe in all I do. Was it not for these causes that you send for me when the great trouble came? Yes! Were you not amazed, nay horrified, when I would not let Arthur kiss his love—though she was dying—and snatched him away by all my strength? Yes! And yet you saw how she thanked me, with her so beautiful dying eyes, her voice, too, so weak, and she kiss my rough old hand and bless me? Yes! And did you not hear me swear promise to her, that so she closed her eyes grateful? Yes!

"Well, I have good reason now for all I want to do. You have for many years trust me; you have believe me weeks past, when there be things so strange that you might have well doubt. Believe me yet a little, friend John. If you trust me not, then I must tell what I think; and that is not perhaps well. And if I work—as work I shall, no matter trust or no trust—without my friend trust in me, I work with heavy heart and feel, oh! so lonely when I want all help and courage that may be!" He paused a moment and went on solemnly: "Friend John, there are strange and terrible days before us. Let us not be two, but one, that so we work to a good end. Will you not have faith in me?"

Je lui pris la main et lui promis de lui garder toute ma confiance, comme par le passé.

Je tins ma porte ouverte pour le laisser sortir, et je le suivis des yeux jusqu’à ce qu’il fût rentré dans sa propre chambre et eût refermé sa porte. À ce moment, je vis l’une des servantes traverser le palier, elle ne me vit pas car elle me tournait le dos, et rentrer dans la chambre où reposait Lucy. J’en fus profondément touché. Le véritable attachement est si rare, et nous sommes si reconnaissants à ceux qui en font preuve spontanément envers les êtres que nous aimons ! Voilà une pauvre fille qui surmontait l’horreur que sans nul doute lui inspirait la mort, pour aller veiller auprès du cercueil où dormait sa jeune maîtresse, afin que le pauvre corps ne restât pas seul avant d’être porté au lieu du repos éternel…

I took his hand, and promised him. I held my door open as he went away, and watched him go into his room and close the door. As I stood without moving, I saw one of the maids pass silently along the passage—she had her back towards me, so did not see me—and go into the room where Lucy lay. The sight touched me. Devotion is so rare, and we are so grateful to those who show it unasked to those we love. Here was a poor girl putting aside the terrors which she naturally had of death to go watch alone by the bier of the mistress whom she loved, so that the poor clay might not be lonely till laid to eternal rest. . . .

J’avais dû dormir longtemps et profondément, car il faisait grand jour quand Van Helsing m’éveilla en entrant dans ma chambre. Il s’approcha de mon lit, et me dit aussitôt :

I must have slept long and soundly, for it was broad daylight when Van Helsing waked me by coming into my room. He came over to my bedside and said:—

— Inutile de m’apporter les instruments pour autopsie. Je renonce à la faire.

"You need not trouble about the knives; we shall not do it."

— Pourquoi ? demandai-je, encore tout impressionné par ce qu’il m’avait dit la veille, et fort étonné de ce soudain revirement.

"Why not?" I asked. For his solemnity of the night before had greatly impressed me.

— Parce que, fit-il sur ce ton grave que les événements des derniers jours avaient rendu habituel chez lui, parce qu’il est trop tard… ou trop tôt ! Regardez !

Il me montra la petite croix d’or.

— On l’a volée pendant la nuit.

"Because," he said sternly, "it is too late—or too early. See!" Here he held up the little golden crucifix. "This was stolen in the night."

— Comment cela, volée… Puisque vous l’avez ?

"How, stolen," I asked in wonder, "since you have it now?"

— Je l’ai reprise à la malheureuse créature qui l’avait volée, à une femme qui dépouille les morts et les vivants. Certes, son châtiment viendra, mais je n’y serai pour rien ; elle ignore ce qu’elle a fait au juste et, l’ignorant, elle est donc seulement coupable d’un vol.

"Because I get it back from the worthless wretch who stole it, from the woman who robbed the dead and the living. Her punishment will surely come, but not through me; she knew not altogether what she did, and thus unknowing, she only stole. Now we must wait."

Là-dessus, il sortit, me laissant seul ; l’eussé-je voulu, cela aurait été vain, je le savais, que j’aurais cherché à éclaircir ce nouveau mystère.

He went away on the word, leaving me with a new mystery to think of, a new puzzle to grapple with.

La matinée fut évidemment lugubre et me parut longue. Vers midi pourtant, le notaire arriva : Mr Marquand, de l’étude Wholeman, Sons, Marquand et Lidderdale. C’était un homme fort aimable, qui nous remercia pour tout ce que nous avions déjà fait ; il se chargea de toutes les dernières formalités, et jusqu’aux moindres détails. Durant le lunch, il nous répéta que Mrs Westenra, avant de mourir, avait mis toutes ses affaires en ordre, et il nous apprit que, à l’exception d’une propriété du père de Lucy et qui maintenant, à défaut de descendance directe, retournait à une branche lointaine de la famille, tous les biens, immobiliers et autres, étaient laissés à Arthur Holmwood. Lorsqu’il nous eut expliqué cela, il poursuivit :

The forenoon was a dreary time, but at noon the solicitor came: Mr. Marquand, of Wholeman, Sons, Marquand & Lidderdale. He was very genial and very appreciative of what we had done, and took off our hands all cares as to details. During lunch he told us that Mrs. Westenra had for some time expected sudden death from her heart, and had put her affairs in absolute order; he informed us that, with the exception of a certain entailed property of Lucy's father's which now, in default of direct issue, went back to a distant branch of the family, the whole estate, real and personal, was left absolutely to Arthur Holmwood. When he had told us so much he went on:—

— À dire vrai, nous avons essayé d’empêcher de telles dispositions testamentaires ; nous avons, entre autres choses, fait remarquer à Mrs Westenra que certains événements imprévus pourraient laisser sa fille sans un sou vaillant ou l’empêcher d’agir en toute liberté le jour où elle envisagerait de se marier. Les choses entre elle et nous faillirent se gâter à tel point qu’elle nous demanda finalement si, oui ou non, nous voulions veiller à l’exécution de ses dernières volontés. Naturellement, n’ayant pas le choix, nous acceptâmes. Mais, en principe, nous avions raison et, quatre vingt dix neuf fois sur cent, par la suite logique des événements, nous aurions pu le prouver. Je dois admettre toutefois que, dans ce cas particulier, toute autre forme testamentaire eût rendu impossible l’exécution de ses volontés. Car, puisqu’elle devait mourir avant sa fille, cette dernière héritait de tous les biens et, n’aurait-elle survécu à sa mère que de cinq minutes seulement et à supposer qu’il n’y ait pas eu de testament — en vérité l’existence d’un testament était pratiquement impossible dans un cas comme celui-ci — on l’aurait considérée comme morte intestat. De la sorte, lord Godalming, bien qu’il fût un ami si cher et fiancé de la jeune fille, n’aurait eu absolument droit à rien ; vraisemblablement, les héritiers, même lointains, n’auraient pas abandonné à un étranger, pour des raisons sentimentales, ce qui leur revenait légalement. Croyez-moi, messieurs, je me réjouis de ce résultat, je m’en réjouis vivement.

"Frankly we did our best to prevent such a testamentary disposition, and pointed out certain contingencies that might leave her daughter either penniless or not so free as she should be to act regarding a matrimonial alliance. Indeed, we pressed the matter so far that we almost came into collision, for she asked us if we were or were not prepared to carry out her wishes. Of course, we had then no alternative out to accept. We were right in principle, and ninety-nine times out of a hundred we should have proved, by the logic of events, the accuracy of our judgment. Frankly, however, I must admit that in this case any other form of disposition would have rendered impossible the carrying out of her wishes. For by her predeceasing her daughter the latter would have come into possession of the property, and, even had she only survived her mother by five minutes, her property would, in case there were no will—and a will was a practical impossibility in such a case—have been treated at her decease as under intestacy. In which case Lord Godalming, though so dear a friend, would have had no claim in the world; and the inheritors, being remote, would not be likely to abandon their just right, for sentimental reasons regarding an entire stranger. I assure you, my dear sirs, I am rejoiced at the result, perfectly rejoiced."

C’était sans nul doute un excellent garçon ; mais qu’il se réjouît de ces détails — auxquels l’intéressait sa profession — alors que le malheur qui arrivait tenait de la tragédie, voilà qui était un exemple du peu de sympathie et de compréhension que l’on rencontre chez certains hommes.

He was a good fellow, but his rejoicing at the one little part—in which he was officially interested—of so great a tragedy, was an object-lesson in the limitations of sympathetic understanding.

Il ne restera pas longtemps avec nous, mais il nous dit qu’il reviendrait en fin d’après-midi pour rencontrer Lord Godalming. Sa visite, malgré tout, nous avait quelque peu réconfortés puisqu’il nous assura que, quant à nous, nous n’avions à craindre aucun blâme au sujet de nos démarches depuis la mort de Mrs Westenra et celle de Miss Lucy.

Nous attendions Arthur à cinq heures ; un peu avant, nous nous rendîmes dans la chambre de la mort ; c’était bien ainsi qu’on pouvait l’appeler, car maintenant la mère et la fille y reposaient toutes deux. L’entrepreneur des pompes funèbres s’était surpassé ; le spectacle par trop lugubre de la pièce nous plongea dans un abattement que nous sentîmes insurmontable. Van Helsing exigea aussitôt que l’on remît les choses telles qu’elles étaient auparavant ; Lord Godalming, précisa-t-il, allait arriver, et ce serait sans doute moins déchirant pour lui — si toutefois cela était possible — de ne voir ici que sa fiancée.

L’entrepreneur des pompes funèbres feignit d’être scandalisé de sa propre stupidité, et il fit ce qu’on lui demandait. Quand Arthur arriva, la chambre était comme nous l’avions laissée la veille, avant d’aller nous coucher.

He did not remain long, but said he would look in later in the day and see Lord Godalming. His coming, however, had been a certain comfort to us, since it assured us that we should not have to dread hostile criticism as to any of our acts. Arthur was expected at five o'clock, so a little before that time we visited the death-chamber. It was so in very truth, for now both mother and daughter lay in it. The undertaker, true to his craft, had made the best display he could of his goods, and there was a mortuary air about the place that lowered our spirits at once. Van Helsing ordered the former arrangement to be adhered to, explaining that, as Lord Godalming was coming very soon, it would be less harrowing to his feelings to see all that was left of his fiancee quite alone. The undertaker seemed shocked at his own stupidity and exerted himself to restore things to the condition in which we left them the night before, so that when Arthur came such shocks to his feelings as we could avoid were saved.

Pauvre garçon ! Dans son désespoir, et après tant d’émotions plus douloureuses les unes que les autres, il ne semblait plus être le même homme. Je savais qu’il aimait profondément son père ; le perdre, et à ce moment, était pour lui un coup terrible. Il me témoigna autant d’amitié que de coutume, et il se montra poli et même fort aimable envers Van Helsing ; mais il me parut un peu embarrassé ; le professeur, ayant sans doute la même impression, me fit signe de monter avec lui. Je voulus le quitter à la porte de la chambre, pensant qu’il préférerait être seul avec Lucy, mais il prit mon bras, et nous entrâmes tous les deux en même temps.

Poor, fellow! He looked desperately sad and broken; even his stalwart manhood seemed to have shrunk somewhat under the strain of his much-tried emotions. He had, I knew, been very genuinely and devotedly attached to his father; and to lose him, and at such a time, was a bitter blow to him. With me he was warm as ever, and to Van Helsing he was sweetly courteous; but I could not help seeing that there was some constraint with him. The Professor noticed it, too, and motioned me to bring him up-stairs. I did so, and left him at the door of the room, as I felt he would like to be quite alone with her, but he took my arm and led me in, saying huskily:—

— Vous aussi, mon ami, vous l’aimiez, me dit-il d’une voix étranglée. Elle m’avait tout raconté, et aucun de ses amis ne lui était plus cher que vous. Comment pourrais-je vous remercier de tout ce que vous avez fait pour elle ? Maintenant encore, il m’est impossible de…

"You loved her too, old fellow; she told me all about it, and there was no friend had a closer place in her heart than you. I don't know how to thank you for all you have done for her. I can't think yet. . . ."

Il éclata en sanglots, jeta les bras autour de mes épaules et, la tête sur ma poitrine :

Here he suddenly broke down, and threw his arms round my shoulders and laid his head on my breast, crying:—

— Oh ! Jack, Jack ! Que vais-je devenir ? Il me semble que j’ai tout perdu, que je n’ai plus au monde aucune raison de vivre.

"Oh, Jack! Jack! What shall I do! The whole of life seems gone from me at once, and there is nothing in the wide world for me to live for."

Je le consolai de mon mieux. Les paroles, en de telles circonstances, sont inutiles. Une poignée de main, ou une main fortement appuyée sur l’épaule de l’ami dans l’affliction, ou encore un sanglot se mêlant aux siens, ce sont là des expressions de sympathie que le cœur reconnaît tout de suite. J’attendis que ses sanglots se fussent apaisés, puis je lui dis tout bas et doucement :

I comforted him as well as I could. In such cases men do not need much expression. A grip of the hand, the tightening of an arm over the shoulder, a sob in unison, are expressions of sympathy dear to a man's heart. I stood still and silent till his sobs died away, and then I said softly to him:—

— Allons, venez la regarder !

"Come and look at her."

Nous nous approchâmes du lit et soulevâmes légèrement le drap du visage. Dieu, qu’elle était belle ! Chaque heure qui passait semblait la rendre plus jolie. Non seulement cela m’étonnait mais m’effrayait quelque peu. Quant à Arthur, je vis que le doute, l’angoisse le secouaient, et il se mit à trembler comme s’il avait été pris de fièvre. Finalement, après être resté longtemps sans rien dire, il me murmura à l’oreille :

Together we moved over to the bed, and I lifted the lawn from her face. God! how beautiful she was. Every hour seemed to be enhancing her loveliness. It frightened and amazed me somewhat; and as for Arthur, he fell a-trembling, and finally was shaken with doubt as with an ague. At last, after a long pause, he said to me in a faint whisper:—

— Jack, est-elle vraiment morte ?

"Jack, is she really dead?"

Il me fallut bien lui affirmer qu’il en était malheureusement ainsi — car je savais que le doute où il était, de toute façon, ne durerait qu’un moment — et je lui expliquai que, souvent, après la mort, les traits du visage reprennent une expression à la fois douce et reposée qui rappelle celle de la jeunesse ; et cela d’autant plus lorsque de longues souffrances ont précédé la mort. Mes paroles parurent le convaincre, et, après s’être agenouillé un moment près du lit et avoir longuement contemplé la jeune fille avec amour, il se détourna. Je l’avertis encore que c’était le moment de lui dire adieu pour toujours, car on allait la mettre dans le cercueil ; de sorte qu’il alla lui reprendre sa pauvre petite main, la porta à ses lèvres, puis se pencha pour lui baiser le front. Il se décida enfin à quitter la chambre, mais en regardant encore la chère défunte jusqu’à ce qu’il eût franchi la porte.

I assured him sadly that it was so, and went on to suggest—for I felt that such a horrible doubt should not have life for a moment longer than I could help—that it often happened that after death faces became softened and even resolved into their youthful beauty; that this was especially so when death had been preceded by any acute or prolonged suffering. It seemed to quite do away with any doubt, and, after kneeling beside the couch for a while and looking at her lovingly and long, he turned aside. I told him that that must be good-bye, as the coffin had to be prepared; so he went back and took her dead hand in his and kissed it, and bent over and kissed her forehead. He came away, fondly looking back over his shoulder at her as he came.

Je le laissai dans le salon pour aller rejoindre Van Helsing ; celui-ci donna alors ordre aux employés de l’entrepreneur des pompes funèbres de monter le cercueil et de procéder à la mise en bière. Pendant ce temps, je répétai au professeur la question qu’Arthur m’avait faite.

I left him in the drawing-room, and told Van Helsing that he had said good-bye; so the latter went to the kitchen to tell the undertaker's men to proceed with the preparations and to screw up the coffin. When he came out of the room again I told him of Arthur's question, and he replied:—

— Cela ne m’étonne nullement, me dit-il. Moi-même, un moment, j’ai eu un doute !

"I am not surprised. Just now I doubted for a moment myself!"

Au dîner, je remarquai que le pauvre Arthur s’efforçait de cacher sa douleur du mieux qu’il pouvait. Van Helsing, lui, était resté silencieux pendant tout le repas, mais lorsque nous eûmes allumé nos cigares, il s’adressa à Arthur :

We all dined together, and I could see that poor Art was trying to make the best of things. Van Helsing had been silent all dinner-time; but when we had lit our cigars he said:—

— Lord…

"Lord———"; but Arthur interrupted him:—

— Non, non, pas cela, pour l’amour de Dieu ! fit l’autre en l’interrompant. Pas encore, en tout cas ! Pardonnez-moi, Monsieur, je n’avais évidemment pas l’intention de vous blesser, croyez-moi. Mais, comprenez moi, mon deuil est si récent…

"No, no, not that, for God's sake! not yet at any rate. Forgive me, sir: I did not mean to speak offensively; it is only because my loss is so recent."

Le professeur répondit sur un ton très doux :

The Professor answered very sweetly:—,

— Je vous donnais seulement ce titre parce que je ne savais comment vous appeler… Je n’aime pas vous appeler « Monsieur » parce que j’ai maintenant beaucoup, beaucoup d’affection pour vous, mon garçon ; pour moi aussi, vous êtes Arthur.

"I only used that name because I was in doubt. I must not call you 'Mr.,' and I have grown to love you—yes, my dear boy, to love you—as Arthur."

Arthur tendit cordialement la main au vieux docteur.

Arthur held out his hand, and took the old man's warmly.

— Donnez-moi le nom que vous voulez, dit-il ; mais j’espère que vous me considérerez toujours comme un ami. Et laissez-moi vous le dire, j’ai beau chercher, je ne trouve pas les mots qui pourraient exprimer ma reconnaissance envers vous. Quelle bonté fut la vôtre pour ma pauvre chérie ! Il se tut un instant, puis reprit :

— Je sais que cette bonté, elle la comprenait encore mieux que moi, et si je ne me suis pas conduit comme j’aurais dû le faire à ce moment-là.

— Vous vous souvenez… Le professeur fit de la tête un signe affirmatif. Je vous prie de me pardonner.

"Call me what you will," he said. "I hope I may always have the title of a friend. And let me say that I am at a loss for words to thank you for your goodness to my poor dear." He paused a moment, and went on: "I know that she understood your goodness even better than I do; and if I was rude or in any way wanting at that time you acted so—you remember"—the Professor nodded—"you must forgive me."

La réponse de Van Helsing témoigna à nouveau d’une véritable sympathie.

He answered with a grave kindness:—

— Je sais, fit-il lentement et avec calme, qu’il était très difficile pour vous de m’accorder une entière confiance car, pour accorder sa confiance devant un geste aussi violent que celui que j’ai eu alors, il faut d’abord comprendre. Et je suppose que vous n’avez pas… que vous ne pouvez pas encore avoir confiance en moi, car vous ne comprenez pas encore. Pourtant, il y aura encore bien des circonstances où j’aurai besoin de votre confiance alors que vous ne comprendrez pas — que vous ne pourrez pas, que vous ne devrez pas encore comprendre ! Toutefois, le temps viendra où cette confiance que vous me donnerez sera entière et complète, où vous comprendrez les choses comme si le soleil lui-même les illuminait. Alors, vous me bénirez d’avoir agi comme je l’ai fait pour votre bien, pour le bien des autres, et pour le bien de la pauvre enfant que j’ai juré de protéger.

"I know it was hard for you to quite trust me then, for to trust such violence needs to understand; and I take it that you do not—that you cannot—trust me now, for you do not yet understand. And there may be more times when I shall want you to trust when you cannot—and may not—and must not yet understand. But the time will come when your trust shall be whole and complete in me, and when you shall understand as though the sunlight himself shone through. Then you shall bless me from first to last for your own sake, and for the sake of others, and for her dear sake to whom I swore to protect."

— Mais oui, mais oui, répliqua Arthur, je me fierai complètement à vous. Je sais que vous avez un cœur généreux, et vous êtes l’ami de Jack, comme vous étiez pour elle un ami. Vous agirez ainsi que vous croyez devoir le faire.

"And, indeed, indeed, sir," said Arthur warmly, "I shall in all ways trust you. I know and believe you have a very noble heart, and you are Jack's friend, and you were hers. You shall do what you like."

Après s’être éclairci la voix à deux reprises comme si chaque fois il avait été sur le point de parler, le professeur reprit finalement :

The Professor cleared his throat a couple of times, as though about to speak, and finally said:—

— Puis-je vous poser une question ?

"May I ask you something now?"

— Certainement.

"Certainly."

— Vous savez que Mrs Westenra vous a laissé tout ce qu’elle possédait ?

"You know that Mrs. Westenra left you all her property?"

— Non. La pauvre chère dame ! Non… Je ne m’en serais jamais douté.

"No, poor dear; I never thought of it."

— Et puisque, maintenant, tous ces biens vous appartiennent, vous avez le droit d’en disposer comme il vous plaît. Je vous demande la permission de pouvoir lire tous les papiers, toutes les lettres de Miss Lucy. Croyez-moi, ce n’est pas par curiosité. J’ai pour cela une raison que, j’en suis sûr, elle eût approuvée. J’ai trouvé ces papiers et ces lettres. Je les ais pris, avant de savoir que désormais ils vous appartenaient, comme tout le reste, afin qu’aucune main étrangère ne pût s’en emparer, afin qu’aucun œil étranger ne pût, à travers les mots, pénétrer ses pensées. Je les garderai, si vous m’y autorisez ; si vous-même ne les voyez pas maintenant — ce qui est peut-être préférable — je les garderai en lieu sûr. Rien de ce qu’elle a écrit ne sera perdu. Puis, quand le moment sera venu, je vous rendrai papiers et lettres. Sans doute est-ce beaucoup vous demander, mais vous consentirez, n’est-ce pas, par amour pour Lucy ?

"And as it is all yours, you have a right to deal with it as you will. I want you to give me permission to read all Miss Lucy's papers and letters. Believe me, it is no idle curiosity. I have a motive of which, be sure, she would have approved. I have them all here. I took them before we knew that all was yours, so that no strange hand might touch them—no strange eye look through words into her soul. I shall keep them, if I may; even you may not see them yet, but I shall keep them safe. No word shall be lost; and in the good time I shall give them back to you. It's a hard thing I ask, but you will do it, will you not, for Lucy's sake?"

Arthur répondit avec une franchise, une sincérité où je le retrouvais :

Arthur spoke out heartily, like his old self:—

— Docteur Van Helsing, vous ferez en tout comme vous l’entendez. Je sais que, si elle était ici, ma pauvre Lucy approuverait mes paroles. Je ne vous poserai aucune question jusqu’à ce que vous jugiez bon de vous expliquer.

"Dr. Van Helsing, you may do what you will. I feel that in saying this I am doing what my dear one would have approved. I shall not trouble you with questions till the time comes."

— Vous avez raison, dit gravement le vieux professeur en se levant. Nous aurons tous beaucoup à faire, et nous aurons beaucoup de soucis ; mais il n’y aura pas que de soucis, encore qu’après ceux-là nous devions nous attendre à en connaître d’autres. Le Dr Seward et moi, et vous aussi, mon ami — vous plus que quiconque — oui, tous trois nous traverserons bien des heures amères avant d’atteindre la quiétude. Il nous faudra être très courageux, ne jamais penser à nous-mêmes et faire notre devoir ; ainsi tout ira bien !

The old Professor stood up as he said solemnly:—

"And you are right. There will be pain for us all; but it will not be all pain, nor will this pain be the last. We and you too—you most of all, my dear boy—will have to pass through the bitter water before we reach the sweet. But we must be brave of heart and unselfish, and do our duty, and all will be well!"

Cette nuit-là, je dormis sur un sofa, dans la chambre d’Arthur. Van Helsing, lui, ne se coucha pas du tout. Il allait et venait, comme s’il patrouillait dans la maison, mais il ne s’éloigna jamais de la chambre où Lucy gisait dans son cercueil que l’on avait tout parsemé de fleurs d’ail, lesquelles, contrastant avec le parfum des lis et des roses, répandaient dans la nuit une forte odeur accablante.

I slept on a sofa in Arthur's room that night. Van Helsing did not go to bed at all. He went to and fro, as if patrolling the house, and was never out of sight of the room where Lucy lay in her coffin, strewn with the wild garlic flowers, which sent, through the odour of lily and rose, a heavy, overpowering smell into the night.


Journal de Mina Harker 22 septembre


Mina Harker's Journal.


22 September.—In the train to Exeter. Jonathan sleeping.

J’écris dans le train qui nous ramène à Exeter. Jonathan dort. Il me semble que c’est hier que j’ai écrit les dernières lignes de ce journal, et pourtant combien de choses se sont passées depuis lors, depuis qu’à Whitby nous faisions des projets d’avenir alors que Jonathan était au loin et que j’étais sans nouvelles de lui ; et maintenant, me voilà mariée à Jonathan qui est solicitor maître de sa propre étude ; Mr Hawkins est mort et enterré et Jonathan vient d’être victime d’une nouvelle crise qui, j’en ai peur, peut avoir de fâcheuses conséquences. Un jour, peut-être me questionnera-t-il à ce sujet… Je m’aperçois que j’ai la main un peu rouillée pour la sténographie — à quoi mène une fortune inattendue ! — de sorte qu’il serait peut-être souhaitable de m’y exercer à nouveau de temps en temps…

It seems only yesterday that the last entry was made, and yet how much between then, in Whitby and all the world before me, Jonathan away and no news of him; and now, married to Jonathan, Jonathan a solicitor, a partner rich, master of his business, Mr. Hawkins dead and buried, and Jonathan with another attack that may harm him; Some day he may ask me about it. Down it all goes. I am rusty in my shorthand—see what unexpected prosperity does for us—so it may be as well to freshen it up again with an exercise anyhow. . . .

Le service a été très simple, très émouvant. Il n’y avait que nous et les domestiques, deux ou trois de ses vieux amis d’Exeter, son agent londonien et un autre monsieur qui représentait sir John Paxton, le président de l’Incorporated law Society. Jonathan et moi nous nous tenions la main dans la main, et nous sentions que notre ami le meilleur, notre ami le plus cher nous quittait à jamais…

The service was very simple and very solemn. There were only ourselves and the servants there, one or two old friends of his from Exeter, his London agent, and a gentleman representing Sir John Paxton, the President of the Incorporated Law Society. Jonathan and I stood hand in hand, and we felt that our best and dearest friend was gone from us. . . .

Pour revenir en ville, nous avons pris un bus qui nous a déposés à Hyde Park Corner. Jonathan, pensant me faire plaisir, me proposa d’entrer dans la grande allée du parc ; nous allâmes donc nous y asseoir. Mais il n’y avait que très peu de monde, et toutes ces chaises vides, c’était un spectacle bien triste, qui nous fit penser à la chaise vide que nous trouverions en rentrant chez nous. Aussi, nous ne restâmes pas là et nous nous dirigeâmes vers Piccadilly. Jonathan avait pris mon bras, comme il le faisait toujours autrefois pour me conduire jusqu’à l’école ; à vrai dire, cela ne me paraissait pas très convenable, car on n’enseigne pas, pendant des années, le savoir-vivre à des jeunes demoiselles sans en être soi-même quelque peu marquée. Mais maintenant, Jonathan était mon mari, nous ne connaissions aucune personne que nous croisions, et peu nous importait si l’une ou l’autre d’entre elles nous reconnaissait… Nous marchions, allant droit devant nous… J’eus l’attention attirée par une très belle jeune fille, coiffée d’un immense chapeau et assise dans une victoria qui était arrêtée devant la maison Guiliano. Au même instant, la main de Jonathan me serra le bras au point que j’en eus mal, et je l’entendis me murmurer à l’oreille presque en retenant sa respiration : « Mon Dieu ! » Il ne se passe pas de jours que je ne sois inquiète au sujet de Jonathan, car j’ai toujours peur qu’une nouvelle crise nerveuse ne l’ébranle ; de sorte que je me tournai vivement vers lui et lui demandai ce qu’il se passait.

We came back to town quietly, taking a 'bus to Hyde Park Corner. Jonathan thought it would interest me to go into the Row for a while, so we sat down; but there were very few people there, and it was sad-looking and desolate to see so many empty chairs. It made us think of the empty chair at home; so we got up and walked down Piccadilly. Jonathan was holding me by the arm, the way he used to in the old days before I went to school. I felt it very improper, for you can't go on for some years teaching etiquette and decorum to other girls without the pedantry of it biting into yourself a bit; but it was Jonathan, and he was my husband, and we didn't know anybody who saw us—and we didn't care if they did—so on we walked. I was looking at a very beautiful girl, in a big cart-wheel hat, sitting in a victoria outside Guiliano's, when I felt Jonathan clutch my arm so tight that he hurt me, and he said under his breath: "My God!" I am always anxious about Jonathan, for I fear that some nervous fit may upset him again; so I turned to him quickly, and asked him what it was that disturbed him.

Je le vis très pâle ; ses yeux exorbités et brillants à la fois, de frayeur et d’étonnement, semblait-il, restaient fixés sur un homme grand et mince au nez aquilin, à la moustache noire et à la barbe pointue, qui, lui aussi, regardait la ravissante jeune fille. Il la regardait même si attentivement qu’il ne nous remarqua ni l’un ni l’autre, de sorte que je pus l’observer tout à mon aise. Son visage n’annonçait rien de bon ; il était dur, cruel, sensuel, et les énormes dents blanches, qui paraissaient d’autant plus blanches entre les lèvres couleur rubis, étaient pointues comme les dents d’un animal. Jonathan continua longtemps à le fixer des yeux, et je finis par craindre que l’homme ne s’en aperçût et ne s’en formalisât : vraiment, il avait l’air redoutable. Quand je demandai à Jonathan la cause de son trouble, il me répondit, croyant évidemment que j’en savais aussi long que lui :

— L’as tu reconnu ?

He was very pale, and his eyes seemed bulging out as, half in terror and half in amazement, he gazed at a tall, thin man, with a beaky nose and black moustache and pointed beard, who was also observing the pretty girl. He was looking at her so hard that he did not see either of us, and so I had a good view of him. His face was not a good face; it was hard, and cruel, and sensual, and his big white teeth, that looked all the whiter because his lips were so red, were pointed like an animal's. Jonathan kept staring at him, till I was afraid he would notice. I feared he might take it ill, he looked so fierce and nasty. I asked Jonathan why he was disturbed, and he answered, evidently thinking that I knew as much about it as he did: "Do you see who it is?"

— Mais non, je ne le connais pas ! Qui est-ce ?

Sa réponse fut pour moi un véritable choc car, au ton sur lequel il la fit, on eût dit qu’il ne savait plus que c’était à moi, Mina, qu’il parlait :

"No, dear," I said; "I don't know him; who is it?" His answer seemed to shock and thrill me, for it was said as if he did not know that it was to me, Mina, to whom he was speaking:—

— Mais c’est lui… C’est cet homme !

"It is the man himself!"

Le pauvre chéri était évidemment terrifié par quelque chose -extraordinairement terrifié ; je crois que si je n’avais pas été près de lui, que s’il n’avait pas pu s’appuyer sur moi, il serait tombé. Il regardait toujours celui qui, pour moi, était un inconnu ; un homme sortit alors du magasin, tenant à la main un petit paquet qu’il donna à la demoiselle ; l’autre ne la quittait pas des yeux, et quand la voiture démarra pour remonter Piccadilly, il suivit la même direction et appela un cabriolet. Jonathan le suivit encore des yeux un moment, puis il dit, comme s’adressant à lui-même :

The poor dear was evidently terrified at something—very greatly terrified; I do believe that if he had not had me to lean on and to support him he would have sunk down. He kept staring; a man came out of the shop with a small parcel, and gave it to the lady, who then drove off. The dark man kept his eyes fixed on her, and when the carriage moved up Piccadilly he followed in the same direction, and hailed a hansom. Jonathan kept looking after him, and said, as if to himself:—

— Oui, je crois bien que c’est le comte, mais il a rajeuni ! Mon Dieu ! si c’est lui… Oh ! Mon Dieu, mon Dieu ! Si au moins je savais, si au moins je savais…

Il se tourmentait à tel point que je me gardai bien de lui poser la moindre question, de peur d’entretenir chez lui ces pensées qui le torturaient. Je restai donc silencieuse. Je le tirai doucement et, comme il me tenait le bras, il se laissa entraîner. Nous reprîmes notre promenade et nous entrâmes dans Green Park où nous nous assîmes un moment. Cette journée d’automne était chaude, et nous choisîmes pour nous reposer un banc sous un bouquet d’arbres. Jonathan regarda quelques minutes dans le vide, puis ferma les yeux et s’endormit tranquillement, la tête sur mon épaule. J’en étais ravie, me disant que rien ne pourrait lui faire plus de bien. Au bout de vingt minutes, il s’éveilla et me dit sur un ton très gai :

"I believe it is the Count, but he has grown young. My God, if this be so! Oh, my God! my God! If I only knew! if I only knew!" He was distressing himself so much that I feared to keep his mind on the subject by asking him any questions, so I remained silent. I drew him away quietly, and he, holding my arm, came easily. We walked a little further, and then went in and sat for a while in the Green Park. It was a hot day for autumn, and there was a comfortable seat in a shady place. After a few minutes' staring at nothing, Jonathan's eyes closed, and he went quietly into a sleep, with his head on my shoulder. I thought it was the best thing for him, so did not disturb him. In about twenty minutes he woke up, and said to me quite cheerfully:—

— Mina ! Je m’étais endormi ! Oh ! Pardonne-moi, ma chérie… Viens, nous irons prendre une tasse de thé quelque part.

Je m’en rendais compte, il avait tout oublié de la rencontre que nous venions de faire, de même que, pendant la maladie, il avait oublié tout ce que cet incident venait de lui rappeler. Qu’il recommençât ainsi à oublier certaines choses ne me plaisait pas : ses facultés mentales pourraient en souffrir de nouveau ou plutôt, en souffrir davantage. Mais, encore une fois, je ne pouvais pas lui poser de questions : c’eût été lui faire plus de mal que de bien. Je dois pourtant connaître la vérité sur son voyage à l’étranger. Le temps est venu, je le crains, où il me faut délier le petit ruban bleu et lire ce qui est écrit dans le calepin. Oh ! Jonathan, tu me pardonneras, je le sais, et si je le fais, c’est pour ton bien.

"Why, Mina, have I been asleep! Oh, do forgive me for being so rude. Come, and we'll have a cup of tea somewhere." He had evidently forgotten all about the dark stranger, as in his illness he had forgotten all that this episode had reminded him of. I don't like this lapsing into forgetfulness; it may make or continue some injury to the brain. I must not ask him, for fear I shall do more harm than good; but I must somehow learn the facts of his journey abroad. The time is come, I fear, when I must open that parcel, and know what is written. Oh, Jonathan, you will, I know, forgive me if I do wrong, but it is for your own dear sake.

Un peu plus tard

Triste retour à la maison, pour plus d’une raison. La chère âme qui avait été si bonne n’était plus là ; Jonathan avait la pâleur d’un malade, après cette légère rechute ; de plus, un télégramme d’un certain Van Helsing nous attendait :


Later.—A sad home-coming in every way—the house empty of the dear soul who was so good to us; Jonathan still pale and dizzy under a slight relapse of his malady; and now a telegram from Van Helsing, whoever he may be:—

— J’ai le regret de vous annoncer la mort de Mrs Westenra, survenue il y a cinq jours, et celle de sa fille Lucy, avant-hier. Toutes deux ont été enterrées aujourd’hui.

"You will be grieved to hear that Mrs. Westenra died five days ago, and that Lucy died the day before yesterday. They were both buried to-day."

— Oh ! comme quelques mots seulement peuvent signifier tant de choses tristes ! Pauvres Mrs Westenra ! Pauvre Lucy ! Parties, parties pour toujours ! Et pauvre, pauvre Arthur dont la vie est désormais privée d’une si douce présence ! Dieu nous aide tous à supporter notre chagrin !

Oh, what a wealth of sorrow in a few words! Poor Mrs. Westenra! poor Lucy! Gone, gone, never to return to us! And poor, poor Arthur, to have lost such sweetness out of his life! God help us all to bear our troubles.


Journal du Dr Seward 22 septembre

Tout est donc fini. Arthur est reparti pour Ring, et il a emmené Quincey Morris avec lui. Quel admirable garçon, ce Quincey ! Très sincèrement, je crois qu’il a souffert de la mort de Lucy, autant que n’importe lequel d’entre nous, mais il a su garder son sang-froid avec un courage de Viking. Si l’Amérique continue à produire des hommes semblables à celui-ci, elle deviendra assurément une puissance dans le monde. Quant à Van Helsing, il se repose avant d’entreprendre son voyage de retour ; il doit rentrer à Amsterdam où il veut s’occuper personnellement de certaines choses ; il compte pourtant revenir demain soir et restera ici s’il le peut, ici, car il a précisément à faire à Londres un travail qui peut lui prendre un certain temps. Je crains, je l’avoue, que l’épreuve à laquelle il vient d’être soumis n’ait affaibli sa résistance, pourtant de fer. Pendant les funérailles, je remarquai qu’il s’imposait une contrainte peu ordinaire. Quant tout fut fini, nous nous retrouvâmes à côté d’Arthur qui parlait avec émotions du sang qu’il avait donné pour Lucy ; je vis Van Helsing pâlir et rougir tour à tour. Arthur disait que, depuis lors, il avait le sentiment d’avoir été réellement marié à Lucy, qu’elle était sa femme devant Dieu. Bien entendu, aucun de nous ne fit allusion aux autres transfusions de sang, et jamais nous n’en dirons mot. Arthur et Quincey s’en allèrent ensemble vers la gare ; Van Helsing et moi revînmes ici. À peine étions-nous montés en voiture que le professeur fut pris d’une crise de nerfs. Par après, il l’a fortement nié, me disant que c’était tout simplement son sens de l’humour qui se manifestait de la sorte, en ces pénibles, en ces terribles circonstances. Il commença par rire, rire aux larmes, si bien que je dus baisser les stores de la voiture afin que personne ne le vît dans cet état ; puis il pleura réellement, puis se remit à rire, enfin rit et pleura tout ensemble, comme une femme. Et comme l’on agit envers une femme, je voulus lui faire entendre raison, lui parler avec quelque sévérité ; en vain. Dans une situation semblable, les femmes ont des réactions différentes de celles des hommes. Quand enfin son visage reprit son expression grave et sérieuse, je lui demandai ce qui, chez lui, avait pu provoquer une telle gaieté en un tel moment. Sa réponse, tout à la fois logique et sibylline, lui ressemblait bien :


Dr. Seward's Diary.


22 September.—It is all over. Arthur has gone back to King, and has taken Quincey Morris with him. What a fine fellow is Quincey! I believe in my heart of hearts that he suffered as much about Lucy's death as any of us but he bore himself through it like a moral Viking. If America can go on breeding men like that, she will be a power in the world indeed. Van Helsing is lying down, having a rest preparatory to his journey. He goes over to Amsterdam to-night, but says he returns to-morrow night; that he only wants to make some arrangements which can only be made personally. He is to stop with me then, if he can; he says he has work to do in London which may take him some time. Poor old fellow! I fear that the strain of the past week has broken down even his iron strength. All the time of the burial he was, I could see, putting some terrible restraint on himself. When it was all over, we were standing beside Arthur, who, poor fellow, was speaking of his part in the operation where his blood had been transfused to his Lucy's veins; I could see Van Helsing's face grow white and purple by turns. Arthur was saying that he felt since then as if they two had been really married and that she was his wife in the sight of God. None of us said a word of the other operations, and none of us ever shall. Arthur and Quincey went away together to the station, and Van Helsing and I came on here. The moment we were alone in the carriage he gave way to a regular fit of hysterics. He has denied to me since that it was hysterics and insisted that it was only his sense of humour asserting itself under very terrible conditions. He laughed till he cried, and I had to draw down the blinds lest any one should see us and misjudge; and then he cried, till he laughed again; and laughed and cried together, just as a woman does. I tried to be stern with him, as one is to a woman under the circumstances; but it had no effect. Men and women are so different in manifestations of nervous strength or weakness! Then when his face grew grave and stern again I asked him why his mirth, and why at such a time. His reply was in a way characteristic of him, for it was logical and forceful and mysterious. He said:—

— Ah ! John, mon ami, vous ne me comprenez pas ! Ne pensez pas que je ne suis pas triste parce que je ris. Je pleurais alors même que j’étouffais à force de rire ! Mais n’allez pas croire non plus que j’éprouve seulement de la tristesse quand je pleure… N’oubliez jamais que le rire qui frappe à votre porte et qui demande : « Puis-je entrer ? » n’est pas le rire véritable. Non ! C’est un roi, et il vient chez vous quand ça lui plaît et comme ça lui plaît ! Il n’en demande la permission à personne ; seul son bon plaisir importe. Tenez, par exemple, je me suis tourmenté nuit et jour à propos de cette douce jeune fille ; bien que vieux et fatigué, j’ai donné mon sang pour essayer de la sauver ; j’ai donné mon temps, ma science, mon sommeil ; j’ai abandonné mes autres malades pour me consacrer entièrement à elle. Et pourtant ! Et pourtant, pour un peu, j’aurais éclaté de rire sur sa tombe, et je ris encore quand le bruit de la première pelletée de terre que le fossoyeur a jetée sur sa tombe retentit dans mon cœur, au point que le sang me vient aux joues. Ce n’est pas tout. Mon cœur saigne quand je pense à ce pauvre garçon, à ce cher garçon — mon fils aurait exactement son âge si j’avais eu le bonheur de le garder, et par les yeux, par les cheveux, ils se ressemblent ! Vous comprenez maintenant, n’est-ce pas, pourquoi je l’aime tant ? Et malgré cela, quand il nous parle de certains de ses sentiments qui font vibrer mon cœur d’époux et font naître dans mon cœur paternel une attirance que je n’ai jamais éprouvée pour aucun de mes élèves — non, pas même pour vous, mon cher John, car tout ce que nous avons déjà fait et vécu en commun nous a mis sur un pied d’égalité plutôt que dans une relation de père à fils — malgré cela et même alors, Sa Majesté le Rire vient à moi et me crie dans l’oreille : « Me voilà, me voilà ! » si bien qu’un afflux de sang me met aux joues une rougeur de soleil. Oh ! Mon ami John, quel étrange monde que le nôtre ! Un monde bien triste, plein de soucis, de misères, de malheurs. Et pourtant, quand arrive le Rire, tout se met à danser sur l’air qu’il plaît à Sa Majesté de jouer ! Les cœurs qui saignent, et les ossements, dans les cimetières, et les larmes qui brûlent les joues, oui, tout cela danse ensemble au son de la musique qu’il émet de sa bouche où le moindre sourire ne se dessine jamais ! Croyez-moi, mon ami, nous devons lui en savoir gré ! Car, nous, les hommes et les femmes, on pourrait nous comparer à des cordes que l’on tire de côté et d’autre ; mais alors viennent les larmes, et, semblables à l’effet de la pluie sur les cordes, elles nous raidissent, peut-être jusqu’à ce que la tension devienne vraiment insoutenable, et alors nous cassons. À ce moment, le Rire arrive comme un rayon de soleil, et il détend la corde ; ainsi, nous parvenons à poursuivre notre travail, quel qu’il soit.

"Ah, you don't comprehend, friend John. Do not think that I am not sad, though I laugh. See, I have cried even when the laugh did choke me. But no more think that I am all sorry when I cry, for the laugh he comes just the same. Keep it always with you that laughter who knock at your door and say, 'May I come in?' is not the true laughter. No! he is a king, and he come when and how he like. He ask no person; he choose no time of suitability. He say, 'I am here.' Behold, in example I grieve my heart out for that so sweet young girl; I give my blood for her, though I am old and worn; I give my time, my skill, my sleep; I let my other sufferers want that so she may have all. And yet I can laugh at her very grave—laugh when the clay from the spade of the sexton drop upon her coffin and say 'Thud! thud!' to my heart, till it send back the blood from my cheek. My heart bleed for that poor boy—that dear boy, so of the age of mine own boy had I been so blessed that he live, and with his hair and eyes the same. There, you know now why I love him so. And yet when he say things that touch my husband-heart to the quick, and make my father-heart yearn to him as to no other man—not even to you, friend John, for we are more level in experiences than father and son—yet even at such moment King Laugh he come to me and shout and bellow in my ear, 'Here I am! here I am!' till the blood come dance back and bring some of the sunshine that he carry with him to my cheek. Oh, friend John, it is a strange world, a sad world, a world full of miseries, and woes, and troubles; and yet when King Laugh come he make them all dance to the tune he play. Bleeding hearts, and dry bones of the churchyard, and tears that burn as they fall—all dance together to the music that he make with that smileless mouth of him. And believe me, friend John, that he is good to come, and kind. Ah, we men and women are like ropes drawn tight with strain that pull us different ways. Then tears come; and, like the rain on the ropes, they brace us up, until perhaps the strain become too great, and we break. But King Laugh he come like the sunshine, and he ease off the strain again; and we bear to go on with our labour, what it may be."

Je ne voulus pas le blesser en lui avouant que je ne saisissais pas très bien son idée ; toutefois, comme malgré son explication, je ne comprenais pas encore la cause de son rire, je lui dis franchement.

I did not like to wound him by pretending not to see his idea; but, as I did not yet understand the cause of his laughter, I asked him. As he answered me his face grew stern, and he said in quite a different tone:—

— Oh ! fit-il, voilà justement l’ironie la plus lugubre ! Cette charmante jeune fille étendue parmi les fleurs, et paraissant aussi belle que la vie elle-même, au point que, l’un après l’autre, nous nous sommes demandé si elle était réellement morte. Elle repose maintenant dans son tombeau de marbre, dans ce cimetière à l’écart, où reposent aussi tant des siens, et sa mère qui l’aimait tendrement et qu’elle aimait tendrement ! Et ce glas qui sonnait, oh ! si lentement, si tristement ! Et tous ces prêtres avec leurs vêtements blancs qui ressemblaient à des anges, et qui feignaient de lire dans leur livre alors que leurs yeux, à aucun instant, ne suivaient le texte ; et nous tous, la tête courbée… Et tout cela, pourquoi ? Elle est morte, n’est-ce pas ?

"Oh, it was the grim irony of it all—this so lovely lady garlanded with flowers, that looked so fair as life, till one by one we wondered if she were truly dead; she laid in that so fine marble house in that lonely churchyard, where rest so many of her kin, laid there with the mother who loved her, and whom she loved; and that sacred bell going 'Toll! toll! toll!' so sad and slow; and those holy men, with the white garments of the angel, pretending to read books, and yet all the time their eyes never on the page; and all of us with the bowed head. And all for what? She is dead; so! Is it not?"

— Mais, professeur, fis-je, je ne vois pas bien ce qu’il y a là-dedans de risible ! Vos explications sont pour moi de plus en plus embarrassantes ! Et même si le service funèbre avait quelque chose de comique, est-ce que le pauvre Arthur, souffrant comme il souffre… ?

"Well, for the life of me. Professor," I said, "I can't see anything to laugh at in all that. Why, your explanation makes it a harder puzzle than before. But even if the burial service was comic, what about poor Art and his trouble? Why, his heart was simply breaking."

— Justement ! N’a-t-il pas dit que le sang qu’il avait donné à Lucy avait fait d’elle sa femme ?

"Just so. Said he not that the transfusion of his blood to her veins had made her truly his bride?"

— Si, et cette idée, visiblement, le réconfortait.

"Yes, and it was a sweet and comforting idea for him."

— Très vrai ! Mais, ici, mon ami, surgit une petite difficulté. Car s’il en était ainsi, si, à cause de la transfusion de sang, il avait l’impression que Lucy était réellement devenue sa femme, n’en irait-il pas de même pour nous ? Ho ! Ho ! Lucy, la charmante Lucy, aurait donc eu plusieurs maris, et moi, moi qui ai perdu ma pauvre femme, laquelle est pourtant vivante selon l’Église, moi, époux fidèle à cette femme qui n’est plus sur Terre, je serais bigame !

"Quite so. But there was a difficulty, friend John. If so that, then what about the others? Ho, ho! Then this so sweet maid is a polyandrist, and me, with my poor wife dead to me, but alive by Church's law, though no wits, all gone—even I, who am faithful husband to this now-no-wife, am bigamist."

— Encore une fois, je ne vois point qu’il y ait là sujet de plaisanterie ! déclarai-je, et, au vrai, ses remarques ne me plaisaient guère.

Posant sa main sur mon bras, il reprit :

"I don't see where the joke comes in there either!" I said; and I did not feel particularly pleased with him for saying such things. He laid his hand on my arm, and said:—

— Mon ami John, pardonnez-moi si je vous fais de la peine. Je n’ai pas fait part de mes sentiments aux autres : cela aurait pu les blesser. Mais à vous, mon vieil ami, je me confie sans crainte. Si vous aviez pu voir ce qui se passait au fond de mon cœur au moment où je désirais rire, au moment aussi où le rire est arrivé ; et si vous pouviez voir ce qui s’y passe maintenant encore que Sa Majesté le Rire a enlevé sa couronne et plié bagages — car il s’en va, très loin de moi, et pour très, très longtemps — alors, peut-être, de nous tous, ce serait moi que vous plaindriez le plus.

"Friend John, forgive me if I pain. I showed not my feeling to others when it would wound, but only to you, my old friend, whom I can trust. If you could have looked into my very heart then when I want to laugh; if you could have done so when the laugh arrived; if you could do so now, when King Laugh have pack up his crown, and all that is to him—for he go far, far away from me, and for a long, long time—maybe you would perhaps pity me the most of all."

— Pourquoi ? demandai-je, fort ému à présent par le ton sur lequel il avait prononcé ses dernières paroles.

I was touched by the tenderness of his tone, and asked why.

— Parce que je sais !

"Because I know!"

Maintenant, nous sommes tous séparés, et la solitude va être notre lot à chacun, la solitude qui planera sur nos toits. Lucy repose donc dans le tombeau de sa famille, un tombeau seigneurial au milieu de ce cimetière où les bruits de Londres n’arrivent pas, où l’air est pur, où le soleil se lève sur Hampstead Hill, et où poussent les fleurs sauvages.

De sorte que je peux terminer ce journal ; et Dieu seul sait si j’en commencerai jamais un autre. Si je le fais, ou si même je reprends celui-ci, en tout cas ce sera pour parler d’autres personnes et m’occuper de sujets différents. Maintenant qu’est raconté l’histoire de ma vie amoureuse, et avant que je ne retourne à ma vie de travail, je prononce tristement sans être animé d’aucun espoir, le mot :

And now we are all scattered; and for many a long day loneliness will sit over our roofs with brooding wings. Lucy lies in the tomb of her kin, a lordly death-house in a lonely churchyard, away from teeming London; where the air is fresh, and the sun rises over Hampstead Hill, and where wild flowers grow of their own accord. So I can finish this diary; and God only knows if I shall ever begin another. If I do, or if I even open this again, it will be a deal with different people and different themes; for here at the end, where the romance of my life is told, ere I go back to take up the thread of my life-work, I say sadly and without hope,

FIN

"FINIS."


The Westminster Gazette, 25 septembre.

UN MYSTERE À HAMPSTEAD

"The Westminster Gazette," 25 September

A HAMPSTEAD MYSTERY.

Les environs de Hampstead connaissent en ce moment des événements qui rappellent ceux dont notre journal a naguère parlé en des articles intitulés L’Horreur de Kensington, ou La Femme poignardée, ou encore : La Dame en noir. En effet, depuis deux ou trois jours, on a signalé le cas de jeunes enfants disparus du foyer paternel, ou qui n’y sont pas rentrés après être allés jouer sur la lande. Chaque fois, il s’agissait d’enfants trop jeunes pour qu’ils pussent fournir des explications satisfaisantes, mais tous ont donné comme excuse qu’ils avaient accompagné la « dame-en-sang ». Et chaque fois aussi, c’est fort tard le soir que l’on s’est aperçu de leur disparition ; en ce qui concerne deux de ces enfants, on ne les a retrouvés qu’aux premières heures du lendemain. On suppose que, le premier des enfants disparus ayant raconté ensuite que la « dame-en-sang » lui avait demandé de faire une promenade avec elle, les autres se sont tout simplement contentés de dire la même chose. Car on sait que les enfants d’aujourd’hui n’aiment rien tant que de s’emprunter des ruses les uns aux autres. Un correspondant nous écrit que de voir certains de ces bambins imiter tant bien que mal la « dame-en-sang » est un spectacle des plus drôles. Certains de nos caricaturistes, ajoute-t-il, pourraient assurément apprendre beaucoup à regarder ces imitations grotesques !


The neighbourhood of Hampstead is just at present exercised with a series of events which seem to run on lines parallel to those of what was known to the writers of headlines as "The Kensington Horror," or "The Stabbing Woman," or "The Woman in Black." During the past two or three days several cases have occurred of young children straying from home or neglecting to return from their playing on the Heath. In all these cases the children were too young to give any properly intelligible account of themselves, but the consensus of their excuses is that they had been with a "bloofer lady." It has always been late in the evening when they have been missed, and on two occasions the children have not been found until early in the following morning. It is generally supposed in the neighbourhood that, as the first child missed gave as his reason for being away that a "bloofer lady" had asked him to come for a walk, the others had picked up the phrase and used it as occasion served. This is the more natural as the favourite game of the little ones at present is luring each other away by wiles. A correspondent writes us that to see some of the tiny tots pretending to be the "bloofer lady" is supremely funny. Some of our caricaturists might, he says, take a lesson in the irony of grotesque by comparing the reality and the picture. It is only in accordance with general principles of human nature that the "bloofer lady" should be the popular rôle at these al fresco performances. Our correspondent naïvely says that even Ellen Terry could not be so winningly attractive as some of these grubby-faced little children pretend—and even imagine themselves—to be.

Toutefois, l’affaire n’est pas sans poser un problème très sérieux, puisque deux de ces enfants — ceux-là mêmes qui ne sont pas revenus de toute la nuit — ont été légèrement mordus à la gorge. Il semble qu’il s’agisse de morsures faites par un rat ou par un petit chien et, bien qu’aucune de ces blessures ne soit grave, elle donnerait la preuve que, rat ou chien, l’animal procède selon une méthode qui ne varie jamais. La police a reçu des ordres afin d’observer tout enfant, surtout s’il est très jeune, qu’elle apercevrait sur la lande d’Hampstead ou dans les environs, comme aussi tout chien égaré qui pourrait errer de ce côté.

There is, however, possibly a serious side to the question, for some of the children, indeed all who have been missed at night, have been slightly torn or wounded in the throat. The wounds seem such as might be made by a rat or a small dog, and although of not much importance individually, would tend to show that whatever animal inflicts them has a system or method of its own. The police of the division have been instructed to keep a sharp look-out for straying children, especially when very young, in and around Hampstead Heath, and for any stray dog which may be about.


The Westminster Gazette, 25 septembre Édition spéciale


"The Westminster Gazette," 25 September.

Extra Special

L’HORREUR DE HAMPSTEAD

THE HAMPSTEAD HORROR.

Une nouvelle victime

ANOTHER CHILD INJURED.

The "Bloofer Lady."

Nous apprenons à l’instant qu’un autre enfant, disparu hier soir, vient seulement d’être retrouvé ce matin, assez tard, sous un buisson d’ajoncs de « La Colline du Chasseur » qui fait partie de la lande d’Hampstead, mais qui est peut-être moins fréquentée que les autres endroits de la lande. L’enfant porte la même petite blessure à la gorge qu’avaient les premières innocentes victimes. Il était blême et dans un grand état de faiblesse quand on l’a découvert. Lui aussi, dès qu’il fut un peu revenu à lui et a pu parler, a dit qu’il avait été entraîné par la « dame-en-sang ».


We have just received intelligence that another child, missed last night, was only discovered late in the morning under a furze bush at the Shooter's Hill side of Hampstead Heath, which is, perhaps, less frequented than the other parts. It has the same tiny wound in the throat as has been noticed in other cases. It was terribly weak, and looked quite emaciated. It too, when partially restored, had the common story to tell of being lured away by the "bloofer lady."