Dracula |
Dracula |
de Bram Stoker |
by Bram Stoker |
traduction de Ève et Lucie Paul-Margueritte
|
1897 |
Chapitre III |
Chapter III |
Journal de Jonathan Harker (Suite) |
Jonathan Harker's Journal — Continued |
Prisonnier ! Quand je compris cela, je crus devenir fou. En courant, je montais et descendais les escaliers à plusieurs reprises, essayant d’ouvrir chaque porte que je rencontrais, regardant anxieusement par toutes les fenêtres devant lesquelles je passais. Mais bientôt le sentiment de mon impuissance anéantit toute volonté en moi. Et quand j’y songe, maintenant que quelques heures se sont écoulées, je me dis que, vraiment, j’étais fou car, je m’en rendis compte, je me débattais tel un rat dans une trappe. Une fois cependant que je sus qu’il n’y avait, hélas ! rien à faire, je m’assis tranquillement — calme, je crois, comme jamais encore je ne l’avais été de ma vie — pour réfléchir à ma situation et chercher comment je pourrais tout de même y remédier. À l’heure qu’il est, j’y réfléchis toujours sans être parvenu à aucune conclusion. Je suis certain d’une seule chose, c’est qu’il est absolument inutile de faire part au comte de mes sentiments. Mieux que quiconque, il sait que je suis prisonnier ici ; il l’a voulu, et sans aucun doute a-t-il ses raisons pour cela ; si donc je me confiais à lui, il est trop évident qu’il ne me dirait pas la vérité. Pour peu que je distingue clairement la ligne à suivre, il me faudra taire ce que je viens de découvrir, ne rien laisser soupçonner de mes craintes… et garder les yeux ouverts. Je suis, je le sais, ou bien comme un petit enfant, abusé par la peur, ou bien dans de beaux draps ; et s’il en est ainsi, j’ai besoin, et j’aurai besoin, dans les jours à venir, de toute ma clairvoyance. |
When I found that I was a prisoner a sort of wild feeling came over me. I rushed up and down the stairs, trying every door and peering out of every window I could find; but after a little the conviction of my helplessness over-powered all other feelings. When I look back after a few hours I think I must have been mad for the time, for I behaved much as a rat does in a trap. When, however, the conviction had come to me that I was helpless I sat down quietly—as quietly as I have ever done anything in my life—and began to think over what was best to be done. I am thinking still, and as yet have come to no definite conclusion. Of one thing only am I certain; that it is no use making my ideas known to the Count. He knows well that I am imprisoned; and as he has done it himself, and has doubtless his own motives for it, he would only deceive me if I trusted him fully with the facts. So far as I can see, my only plan will be to keep my knowledge and my fears to myself, and my eyes open. I am, I know, either being deceived, like a baby, by my own fears, or else I am in desperate straits; and if the latter be so, I need, and shall need, all my brains to get through. |
J’en étais arrivé à ce point de mes réflexions quand j’entendis la grande porte d’en bas se refermer : le comte était rentré. Il ne vint pas tout de suite dans la bibliothèque, et moi, sur la pointe des pieds, je retournai dans ma chambre. Quelle ne fut pas ma surprise de le trouver là, en train de faire mon lit ! Je fus grandement étonné, certes, mais cela eut aussi pour effet de me confirmer ce que je pensais depuis le début : qu’il n’y avait pas de domestiques dans la maison. Et quand, un peu plus tard, je le vis par la fente de la porte mettre le couvert dans la salle à manger, je n’en doutais plus ; car s’il se chargeait de ces tâches, c’est qu’il n’y avait personne d’autre pour les remplir. Je frissonnai horriblement en songeant alors que, s’il n’y avait aucun domestique au château, c’était le comte en personne qui conduisait la voiture qui m’y avait amené. Si telle était la vérité, que signifie ce pouvoir qu’il a de se faire obéir des loups, comme il l’a fait, en levant simplement la main ? Pourquoi tous les habitants de Bistritz et tous mes compagnons de diligence nourrissaient-ils de telles craintes pour moi ? Pourquoi m’avait-on donné la petite croix, la gousse d’ail, la rose sauvage ? Bénie soit la brave femme qui m’a mis ce crucifix au cou ! Car je me sens plus fort et plus courageux chaque fois que je le touche. Je m’étonne qu’un objet que l’on m’a depuis toujours appris à considérer comme inutile et de pure superstition puisse m’être de quelque secours dans la solitude et la détresse. Ce petit crucifix possède-t-il une vertu intrinsèque, ou bien n’est-ce qu’un moyen pour raviver de chers souvenirs ? Un jour, je l’espère, j’examinerai la question et j’essaierai de me faire une opinion. En attendant, je dois chercher à me renseigner autant que possible au sujet du comte Dracula ; cela m’aidera peut-être à mieux comprendre ce qui se passe. Et peut-être ce soir parlera-t-il spontanément, si un mot de ma part fait dévier la conversation en ce sens. Toutefois, je le répète, il me faudra être très prudent afin qu’il ne se doute pas de mes appréhensions. |
I had hardly come to this conclusion when I heard the great door below shut, and knew that the Count had returned. He did not come at once to the library, so I went cautiously to my own room and found him making the bed. This was odd, but only confirmed what I had all along thought—that there were no servants in the house. When later I saw him through the chink of the hinges of the door laying the table in the dining-room, I was assured of it; for if he does himself all these menial offices, surely it is proof that there is no one else to do them. This gave me a fright, for if there is no one else in the castle, it must have been the Count himself who was the driver of the coach that brought me here. This is a terrible thought; for if so, what does it mean that he could control the wolves, as he did, by only holding up his hand in silence. How was it that all the people at Bistritz and on the coach had some terrible fear for me? What meant the giving of the crucifix, of the garlic, of the wild rose, of the mountain ash? Bless that good, good woman who hung the crucifix round my neck! for it is a comfort and a strength to me whenever I touch it. It is odd that a thing which I have been taught to regard with disfavour and as idolatrous should in a time of loneliness and trouble be of help. Is it that there is something in the essence of the thing itself, or that it is a medium, a tangible help, in conveying memories of sympathy and comfort? Some time, if it may be, I must examine this matter and try to make up my mind about it. In the mean-time I must find out all I can about Count Dracula, as it may help me to understand. To-night he may talk of himself, if I turn the conversation that way. I must be very careful, however, not to awake his suspicion. |
Minuit J’ai eu un long entretien avec le comte. Je lui ai posé quelques questions sur l’histoire de la Transylvanie, et il s’animait en me répondant. Le sujet semblait lui plaire ! Tandis qu’il parlait des choses et des gens, et surtout quand il parlait de batailles, on eût dit qu’il avait assisté à toutes les scènes qu’il me décrivait. Cette attitude, il me l’expliqua, en disant que, pour un boyard, la gloire de sa famille et de son nom, c’est son orgueil personnel, que leur honneur est son honneur et leur destin, son destin. Chaque fois qu’il parlait de sa famille, il disait « nous », et, presque toujours, employait le pluriel, ainsi que font les rois. Je voudrais pouvoir reproduire ici exactement tout ce qu’il m’a raconté car, pour moi, ce fut proprement fascinant. Il me semblait entendre toute l’histoire du pays. Il s’excitait de plus en plus ; il marchait de long en large dans la pièce, tout en tirant sur sa grande moustache blanche en saisissant n’importe quel objet sur lequel il mettait la main comme s’il voulait l’écraser. Je vais essayer de transcrire une partie de ce qu’il m’a dit, car on peut y retrouver d’une certaine façon l’histoire de sa lignée : |
Midnight.—I have had a long talk with the Count. I asked him a few questions on Transylvania history, and he warmed up to the subject wonderfully. In his speaking of things and people, and especially of battles, he spoke as if he had been present at them all. This he afterwards explained by saying that to a boyar the pride of his house and name is his own pride, that their glory is his glory, that their fate is his fate. Whenever he spoke of his house he always said, "we," and spoke almost in the plural, like a king speaking. I wish I could put down all he said exactly as he said it, for to me it was most fascinating. It seemed to have in it a whole history of the country. He grew excited as he spoke, and walked about the room pulling his great white moustache and grasping anything on which he laid his hands as though he would crush it by main strength. One thing he said which I shall put down as nearly as I can; for it tells in its way the story of his race:— |
— Nous, les Szeklers, nous avons le droit d’être fiers, car dans nos veines coule le sang de maints peuples braves et courageux qui se sont battus comme des lions — pour s’assurer la suprématie. Dans ce pays où tourbillonnent différentes races européennes, les guerriers venus d’Islande ont apporté cet esprit belliqueux que leur avaient insufflé Thor et Odin, et ils ont déployé une telle furie sur tous les rivages de l’Europe — de l’Europe, certes, mais aussi de l’Asie et de l’Afrique — que les gens se croyaient envahis par des loups. En arrivant ici même, ces guerriers redoutables rencontrèrent les Huns qui avaient porté partout le fer et la flamme ; si bien que leurs victimes agonisantes affirmaient que, dans les veines de leurs bourreaux, coulait le sang des vieilles sorcières qui, expulsées de Scythie, s’étaient dans le désert accouplées aux démons. Les imbéciles ! Quelle sorcière, quel démon fut jamais aussi puissant qu’Attila dont le sang coule dans nos veines ? s’écria-t-il en relevant ses manches afin de montrer ses bras. Dès lors, faut-il s’étonner que nous soyons une race conquérante et fière, que lorsque les Magyars, les Lombards, les Avars ou les Turcs tentèrent de passer nos frontières par milliers, nous sûmes toujours les repousser ? Est-ce étonnant si, lorsque Arpad et ses légions voulurent envahir la mère patrie, ils nous ont trouvés sur la frontière ? Puis, quand les Hongrois se portèrent vers l’est, les Magyars victorieux firent alliance avec les Szeklers, et c’est à nous désormais que fut confiée pendant des siècles la garde de la frontière turque : bien plus, notre vigilance là-bas semblait ne devoir jamais prendre fin car, selon l’expression des Turcs eux-mêmes, « l’eau dort, mais l’ennemi veille ». Qui donc, parmi les quatre Nations, rassembla plus vite autour de l’étendard du roi quand retentit l’appel aux armes ? Et quand donc fut lavée la grande honte de mon pays, la honte de Cassova, lorsque les drapeaux des Valaques et des Magyars se sont abaissés sous le Croissant ? Et n’est-ce pas un des miens qui traversa le Danube pour aller battre le Turc sur son propre sol ? Oui, c’est un Dracula ! Maudit soit son frère indigne qui vendit ensuite le peuple aux Turcs et qui fit peser sur tous la honte de l’esclavage ! N’est-ce pas ce même Dracula qui légua son ardeur patriotique à l’un de ses descendants qui, bien plus tard, traversa de nouveau le fleuve avec ses troupes pour envahir la Turquie ! Et qui, ayant battu en retraite, revint plusieurs fois à la charge, seul, et laissant derrière lui le champ de bataille où gisaient ses soldats, parce qu’il savait que, finalement, à lui seul, il triompherait ! On prétend qu’en agissant ainsi, il ne pensait qu’à lui ! Mais à quoi serviraient des troupes si elles n’avaient un chef ? Où aboutirait la guerre s’il n’y avait, pour la conduire, un cerveau et un cœur ? De nouveau lorsque, après la bataille de Mohacs, nous parvînmes à rejeter le joug hongrois, nous, les Dracula, nous fûmes une fois encore parmi les chefs qui travaillèrent à cette victoire ! Ah ! jeune homme, les Szeklers et les Dracula ont été leur sang, leur cerveau et leur épée — les Szeklers peuvent se vanter d’avoir accompli ce que ces parvenus, les Habsbourg et les Romanoff, ont été incapables de réaliser… Mais le temps des guerres est passé. Le sang est considéré comme chose trop précieuse, en notre époque de paix déshonorante ; et toute cette gloire de nos grands ancêtres n’est plus qu’un beau conte. |
he was beaten back, came again, and again, and again, though he had to come alone from the bloody field where his troops were being slaughtered, since he knew that he alone could ultimately triumph! They said that he thought only of himself. Bah! what good are peasants without a leader? Where ends the war without a brain and heart to conduct it? Again, when, after the battle of Mohács, we threw off the Hungarian yoke, we of the Dracula blood were amongst their leaders, for our spirit would not brook that we were not free. Ah, young sir, the Szekelys—and the Dracula as their heart's blood, their brains, and their swords—can boast a record that mushroom growths like the Hapsburgs and the Romanoffs can never reach. The warlike days are over. Blood is too precious a thing in these days of dishonourable peace; and the glories of the great races are as a tale that is told." |
Lorsqu’il se tut, le matin était proche, et nous nous séparâmes pour aller nous coucher. (Ce journal ressemble terriblement aux Contes des Mille et Une Nuits, car tout cesse au premier chant du coq, et sans doute fait-il songer aussi à l’apparition, devant Hamlet, du fantôme de son père). |
It was by this time close on morning, and we went to bed. (Mem., this diary seems horribly like the beginning of the "Arabian Nights," for everything has to break off at cockcrow—or like the ghost of Hamlet's father.) |
12 mai Qu’on me permette d’exposer des faits — dans toute leur nudité, leur nudité, leur crudité, tels qu’on peut les vérifier dans les livres et dont il est impossible de douter. Il me faut prendre garde de ne pas les confondre avec ce que j’ai pu moi-même observer, ou avec mes souvenirs. Hier soir, lorsque le comte a quitté sa chambre pour venir me retrouver, tout de suite, il s’est mis à m’interroger sur des questions de droits et sur la façon de traiter certaines affaires. Justement, ne sachant que faire d’autre et pour m’occuper l’esprit, j’avais passé la journée à consulter plusieurs livres, à revoir divers points que j’avais étudiés à Lincoln’s Inn. Comme, dans les questions que me fit mon hôte, il y avait un certain ordre, je vais essayer de respecter cet ordre en les rappelant ici. Cela me sera peut-être utile un jour. |
12 May.—Let me begin with facts—bare, meagre facts, verified by books and figures, and of which there can be no doubt. I must not confuse them with experiences which will have to rest on my own observation, or my memory of them. Last evening when the Count came from his room he began by asking me questions on legal matters and on the doing of certain kinds of business. I had spent the day wearily over books, and, simply to keep my mind occupied, went over some of the matters I had been examined in at Lincoln's Inn. There was a certain method in the Count's inquiries, so I shall try to put them down in sequence; the knowledge may somehow or some time be useful to me. |
D’abord, il me demanda si, en Angleterre, on pouvait avoir deux solicitors à la fois ou même plusieurs. Je lui répondis qu’on pouvait en avoir une douzaine si on le désirait, mais qu’il était cependant plus sage de n’en prendre qu’un pour une même affaire ; qu’en ayant recours à plusieurs solicitors en même temps, le client était certain d’agir contre ses propres intérêts. Le comte sembla parfaitement comprendre cela, et il me demanda alors s’il y aurait quelque difficulté d’ordre pratique à prendre, par exemple, un solicitor pour veiller à des opérations financières et un autre pour recevoir des marchandises expédiées par bateau au cas où le premier solicitor habiterait loin de tout port. Je le priai de s’expliquer plus clairement, afin que je ne risque pas de me méprendre sur le sens de sa question. Il reprit : |
First, he asked if a man in England might have two solicitors or more. I told him he might have a dozen if he wished, but that it would not be wise to have more than one solicitor engaged in one transaction, as only one could act at a time, and that to change would be certain to militate against his interest. He seemed thoroughly to understand, and went on to ask if there would be any practical difficulty in having one man to attend, say, to banking, and another to look after shipping, in case local help were needed in a place far from the home of the banking solicitor. I asked him to explain more fully, so that I might not by any chance mislead him, so he said:— |
— Eh bien ! supposons ceci. Notre ami commun, M. Peter Hawkins, à l’ombre de votre belle cathédrale d’Exeter, laquelle se trouve assez loin de Londres, achète pour moi et par votre intermédiaire, une demeure dans cette dernière ville. Bon ! Maintenant, laissez-moi vous dire franchement — car vous pourriez trouver bizarre que je me sois adressé pour cette affaire à un homme qui réside aussi loin de Londres, et non pas tout simplement à un Londonien — que je tenais à ce qu’aucun intérêt particulier ne vienne contrecarrer le mien propre. Or un solicitor Londonien aurait pu être tenté dans pareille transaction, de chercher un profit personnel ou de favoriser un ami ; c’est pourquoi j’ai préféré chercher ailleurs un intermédiaire qui, je le répète, servirait au mieux mes propres intérêts. Supposons à présent que moi, qui fais beaucoup d’affaires, je veuille envoyer des marchandises, mettons à Newcastle, ou à Durham, ou à Harwich, ou à Douvres : n’aurais-je pas plus de facilité en m’adressant à un homme d’affaires installé dans l’un ou l’autre de ces ports ? Je lui répondis que, certainement, ce serait plus facile, mais que les solicitors avaient créé entre eux un système d’agences permettant de régler toute affaire locale d’après les instructions de n’importe quel solicitor ; le client peut ainsi confier ses intérêts à un seul homme et ne plus s’occuper le rien. |
"I shall illustrate. Your friend and mine, Mr. Peter Hawkins, from under the shadow of your beautiful cathedral at Exeter, which is far from London, buys for me through your good self my place at London. Good! Now here let me say frankly, lest you should think it strange that I have sought the services of one so far off from London instead of some one resident there, that my motive was that no local interest might be served save my wish only; and as one of London residence might, perhaps, have some purpose of himself or friend to serve, I went thus afield to seek my agent, whose labours should be only to my interest. Now, suppose I, who have much of affairs, wish to ship goods, say, to Newcastle, or Durham, or Harwich, or Dover, might it not be that it could with more ease be done by consigning to one in these ports?" I answered that certainly it would be most easy, but that we solicitors had a system of agency one for the other, so that local work could be done locally on instruction from any solicitor, so that the client, simply placing himself in the hands of one man, could have his wishes carried out by him without further trouble. |
— Mais, reprit-il, dans mon cas, pourrais-je moi-même diriger l’affaire ? |
"But," said he, "I could be at liberty to direct myself. Is it not so?" |
— Naturellement, fis-je ; cela se voit bien souvent lorsque l’intéressé ne désire pas que d’autres personnes aient connaissance des transactions en cours. |
"Of course," I replied; and "such is often done by men of business, who do not like the whole of their affairs to be known by any one person." |
— Bon ! dit-il. Puis il s’informa de la façon dont il fallait s’y prendre pour faire des expéditions, me demanda quelles étaient les formalités exigées, et à quelles difficultés on risquait de se buter si l’on n’avait pas songé auparavant à prendre certaines précautions. Je lui donnai toutes les explications dont j’étais capable, et je suis sûr qu’en me quittant, il dut avoir l’impression d’être passé à côté de sa vocation — il aurait rempli à la perfection la profession de solicitor car il n’y avait rien à quoi il n’eût pensé, rien qu’il n’eût prévu. Pour un homme qui n’était jamais allé en Angleterre et qui, évidemment, n’avait pas une grande pratique des choses de la loi, ses connaissances à ce sujet et aussi sa perspicacité étaient étonnantes. Lorsqu’il eut tous les renseignements qu’il désirait et que, de mon côté, j’eus vérifié certains points dans les livres que j’avais sous la main, il se leva brusquement en me demandant : |
"Good!" he said, and then went on to ask about the means of making consignments and the forms to be gone through, and of all sorts of difficulties which might arise, but by forethought could be guarded against. I explained all these things to him to the best of my ability, and he certainly left me under the impression that he would have made a wonderful solicitor, for there was nothing that he did not think of or foresee. For a man who was never in the country, and who did not evidently do much in the way of business, his knowledge and acumen were wonderful. When he had satisfied himself on these points of which he had spoken, and I had verified all as well as I could by the books available, he suddenly stood up and said:— |
— Depuis votre première lettre, avez-vous de nouveau écrit à notre ami M. Peter Hawkins ou à d’autres personnes ? Ce ne fut pas sans quelque amertume que je luis répondis que non, que je n’avais pas encore eu l’occasion d’envoyer aucune lettre à mes amis. |
"Have you written since your first letter to our friend Mr. Peter Hawkins, or to any other?" It was with some bitterness in my heart that I answered that I had not, that as yet I had not seen any opportunity of sending letters to anybody. |
— Alors, écrivez maintenant, dit-il, en appuyant sa lourde main sur mon épaule : écrivez à M. Peter Hawkins et à qui vous voulez ; et annoncez s’il vous plaît, que vous séjournerez ici encore un mois à partir d’aujourd’hui. |
"Then write now, my young friend," he said, laying a heavy hand on my shoulder: "write to our friend and to any other; and say, if it will please you, that you shall stay with me until a month from now." |
— Vous désirez que je reste ici si longtemps ? fis-je en frissonnant à cette seule pensée. |
"Do you wish me to stay so long?" I asked, for my heart grew cold at the thought. |
— Exactement, je le désire, et je n’accepterai aucun refus. Quand votre maître, votre patron… peu importe le nom que vous lui donnez… s’engagea à m’envoyer quelqu’un en son nom, il a été bien entendu que j’emploierais ses services comme bon me semblerait… Pas de refus ! Vous êtes d’accord ? |
"I desire it much; nay, I will take no refusal. When your master, employer, what you will, engaged that someone should come on his behalf, it was understood that my needs only were to be consulted. I have not stinted. Is it not so?" |
Que pouvais-je faire, sinon m’incliner ? Il y allait de l’intérêt de M. Hawkins, non du mien, et c’est à M. Hawkins que je devais penser, non à moi. En outre, pendant que le comte Dracula parlait, un je ne sais quoi dans son regard et dans tout son comportement me rappelait que j’étais prisonnier chez lui et que, l’aurais-je voulu, je n’aurais pu abréger mon séjour. Il comprit sa victoire à la façon dont je m’inclinai et vit, au trouble qui parut sur mes traits, que, décidément, il était le maître. Aussitôt, il exploita cette double force en poursuivant avec cette douceur de ton habituelle chez lui et à laquelle on ne pouvait résister : |
What could I do but bow acceptance? It was Mr. Hawkins's interest, not mine, and I had to think of him, not myself; and besides, while Count Dracula was speaking, there was that in his eyes and in his bearing which made me remember that I was a prisoner, and that if I wished it I could have no choice. The Count saw his victory in my bow, and his mastery in the trouble of my face, for he began at once to use them, but in his own smooth, resistless way:— |
— Je vous prie avant tout, mon cher et jeune ami, de ne parler dans vos lettres que d’affaires. Sans doute vos amis aimeront-ils savoir que vous êtes en bonne santé et que vous songez au jour où vous serez de nouveau auprès d’eux. De cela aussi, vous pouvez leur dire un mot. Tout en parlant, il me tendit trois feuilles de papier et trois enveloppes. C’était du papier très mince et, comme mon regard allait des feuilles et des enveloppes au visage du comte qui souriait tranquillement, ses longues dents pointues reposant sur la lèvre inférieure très rouge, je compris, aussi clairement que s’il me l’avait dit, que je devais prendre garde à ce que j’allais écrire car il pourrait lire le tout. Aussi, décidai-je de n’écrire ce soir-là que des lettres brèves et assez insignifiantes, me réservant d’écrire plus longuement, par après et en secret, à M. Hawkins ainsi qu’à Mina. À Mina, il est vrai, je pouvais écrire en sténographie, ce qui, et c’est le moins qu’on puisse dire, embarrasserait bien le comte s’il voyait cet étrange griffonnage. J’écrivis donc deux lettres, puis je m’assis tranquillement pour lire, tandis que le comte s’occupait également de correspondance, s’arrêtant parfois d’écrire pour consulter certains livres qui se trouvaient sur sa table. Son travail terminé, il prit mes deux lettres qu’il joignit aux siennes, plaça le paquet près de l’encrier et des plumes, et sortit. Dès que la porte se fut refermée derrière lui, je me penchai pour regarder les lettres. Ce faisant, je n’éprouvais aucun remords, car je savais qu’en de telles circonstances, je devais chercher mon salut par n’importe quel moyen. |
"I pray you, my good young friend, that you will not discourse of things other than business in your letters. It will doubtless please your friends to know that you are well, and that you look forward to getting home to them. Is it not so?" As he spoke he handed me three sheets of note-paper and three envelopes. They were all of the thinnest foreign post, and looking at them, then at him and noticing his quiet smile, with the sharp, canine teeth lying over the red underlip, I understood as well as if he had spoken that I should be careful what I wrote, for he would be able to read it. So I determined to write only formal notes now, but to write fully to Mr. Hawkins in secret, and also to Mina, for to her I could write in shorthand, which would puzzle the Count, if he did see it. When I had written my two letters I sat quiet, reading a book whilst the Count wrote several notes, referring as he wrote them to some books on his table. Then he took up my two and placed them with his own, and put by his writing materials, after which, the instant the door had closed behind him, I leaned over and looked at the letters, which were face down on the table. I felt no compunction in doing so, for under the circumstances I felt that I should protect myself in every way I could. |
Une des lettres était adressée à Samuel F. Bellington, n°7, The Crescent, Whitby ; une autre à Herr Leutner, Varna ; troisième à Coutts & Co., Londres, et la quatrième à Herren Klopstock Billreuth, banquiers à Budapest. La deuxième et la quatrième de ces lettres n’étaient pas fermées. J’étais sur le point de les lire quand je vis tourner lentement la clenche de la porte. Je me rassis, n’ayant eu que le temps de replacer les lettres dans l’ordre où je les avais trouvées et de reprendre mon livre avant que le comte, tenant une autre lettre en main, n’entrât dans la pièce. Il prit une à une les lettres qu’il avait laissées sur la table, les timbra avec soin, puis, se tournant vers moi, me dit : |
One of the letters was directed to Samuel F. Billington. No. 7, The Crescent, Whitby, another to Herr Leutner, Varna; the third was to Coutts & Co., London, and the fourth to Herren Klopstock & Billreuth, bankers, Buda-Pesth. The second and fourth were unsealed. I was just about to look at them when I saw the door-handle move, I sank back in my seat, having just had time to replace the letters as they had been and to resume my book before the Count, holding still another letter in his hand, entered the room. He took up the letters on the table and stamped them carefully, and then turning to me, said:— |
— Vous voudrez bien m’excuser, je l’espère, mais j’ai beaucoup de travail ce soir. Vous trouverez ici, n’est-ce pas, tout ce dont vous avez besoin. Arrivé à la porte, il se retourna, attendit un moment, et reprit : |
"I trust you will forgive me, but I have much work to do in private this evening. You will, I hope, find all things as you wish." At the door he turned, and after a moment's pause said:— |
— Laissez-moi vous donner un conseil, mon cher jeune ami, ou plutôt un avertissement : s’il vous arrivait jamais de quitter ces appartements, nulle part ailleurs dans le château vous ne trouveriez le sommeil. Car ce manoir est vieux, il est peuplé de souvenirs anciens, et les cauchemars attendent ceux qui dorment là où cela ne leur est pas permis. Soyez donc averti. Si, à n’importe quel moment, vous avez sommeil, si vous sentez que vous allez vous endormir, alors regagnez votre chambre au plus vite, ou l’une ou l’autre de ces pièces-ci, et, de la sorte, vous pourrez dormir en toute sécurité. Mais si vous n’y prenez garde… Le ton sur lequel il avait prononcé ces dernières paroles sans même achever sa phrase avait quelque chose de propre à vous faire frémir d’horreur ; en même temps, il eut un geste comme pour signifier qu’il s’en lavait les mains. Je compris parfaitement. Un seul doute subsistait à présent pour moi : se pouvait-il qu’un rêve — n’importe lequel — fût plus terrible que ce filet aux mailles sombres et mystérieuses qui se refermait sur moi ? |
"Let me advise you, my dear young friend—nay, let me warn you with all seriousness, that should you leave these rooms you will not by any chance go to sleep in any other part of the castle. It is old, and has many memories, and there are bad dreams for those who sleep unwisely. Be warned! Should sleep now or ever overcome you, or be like to do, then haste to your own chamber or to these rooms, for your rest will then be safe. But if you be not careful in this respect, then"—He finished his speech in a gruesome way, for he motioned with his hands as if he were washing them. I quite understood; my only doubt was as to whether any dream could be more terrible than the unnatural, horrible net of gloom and mystery which seemed closing around me. |
Un peu plus tard Je relis les derniers mots que j’ai écrits, je les approuve, et pourtant aucun doute ne me fait plus hésiter. Nulle part, je ne craindrai de m’endormir, pourvu que le comte n’y soit pas. J’ai accroché la petite croix au-dessus de mon lit ; je suppose que, ainsi, mon repos sera calme sans cauchemars. Et la petite croix restera là. |
Later.—I endorse the last words written, but this time there is no doubt in question. I shall not fear to sleep in any place where he is not. I have placed the crucifix over the head of my bed—I imagine that my rest is thus freer from dreams; and there it shall remain. |
Quand le comte m’eut quitté, de mon côté, je me retirai dans ma chambre. Quelques moments se passèrent, puis, comme je n’entendais pas le moindre bruit, je sortis dans le couloir et montai l’escalier de pierre jusqu’à l’endroit d’où j’avais vue sur le sud. Encore que cette vaste étendue me fût inaccessible, comparée à l’étroite cour obscure du château, j’avais en la regardant comme un sentiment de liberté. Au contraire, quand mes regards plongeaient dans la cour, j’avais véritablement l’impression d’être prisonnier, et je ne désirais rien tant que de respirer une bouffée d’air frais, même si c’était l’air nocturne. Et veiller une partie de la nuit, comme je suis obligé de le faire ici, me met à bout. Je sursaute rien qu’à voir mon ombre, et toutes sortes d’idées, plus horribles les unes que les autres, me passent par la tête. Dieu sait, il est vrai, que mes craintes sont fondées ! Je contemplai donc le paysage magnifique qui s’étendait, sous le clair de lune, presque aussi distinct que pendant la journée. Sous cette douce lumière, les collines les plus lointaines se confondaient pourtant, et les ombres, dans les vallées et dans les gorges, étaient d’un noir velouté. Cette simple beauté me calmait ; chaque souffle d’air apportait avec lui paix et réconfort. Comme je me penchais à la fenêtre, mon attention fut attirée par quelque chose qui bougeait à l’étage en dessous, un peu à ma gauche ; par ce que je savais de la disposition des chambres, il me sembla que les appartements du comte pouvaient se trouver précisément à cet endroit. La fenêtre à laquelle je me penchais était haute, d’embrasure profonde, avec des meneaux de pierre ; quoique abîmée par les ans et les intempéries, rien d’essentiel n’y manquait. Je me redressai afin de ne pas être vu, mais je continuai à faire le guet. |
When he left me I went to my room. After a little while, not hearing any sound, I came out and went up the stone stair to where I could look out towards the South. There was some sense of freedom in the vast expanse, inaccessible though it was to me, as compared with the narrow darkness of the courtyard. Looking out of this, I felt that I was indeed in prison, and I seemed to want a breath of fresh air, though it were of the night. I am beginning to feel this nocturnal existence tell on me. It is destroying my nerve. I start at my own shadow, and am full of all sorts of horrible imaginings. God knows that there is ground for my terrible fear in this accursed place! I looked out over the beautiful expanse, bathed in soft yellow moonlight till it was almost as light as day. In the soft light the distant hills became melted, and the shadows in the valleys and gorges of velvety blackness. The mere beauty seemed to cheer me; there was peace and comfort in every breath I drew. As I leaned from the window my eye was caught by something moving a storey below me, and somewhat to my left, where I imagined, from the order of the rooms, that the windows of the Count's own room would look out. The window at which I stood was tall and deep, stone-mullioned, and though weatherworn, was still complete; but it was evidently many a day since the case had been there. I drew back behind the stonework, and looked carefully out. |
La tête du comte passa par la fenêtre de l’étage en dessous ; sans voir son visage, je reconnus l’homme à son cou, à son dos, et aux gestes de ses bras. D’ailleurs, ne fût-ce qu’à cause de ses mains que j’avais eu tant d’occasions d’examiner, je ne pouvais pas me tromper. Tout d’abord, je fus intéressé et quelque peu amusé, puisqu’il ne faut vraiment rien pour intéresser et amuser un homme quand il est prisonnier. Ces sentiments pourtant firent bientôt place à la répulsion et à la frayeur quand je vis le comte sortir lentement par la fenêtre et se mettre à ramper, la tête la première, contre le mur du château. Il s’accrochait ainsi au-dessus de cet abîme vertigineux, et son manteau s’étalait de part et d’autre de son corps comme deux grandes ailes. Je ne pouvais en croire mes yeux. Je pensais que c’était un effet du clair de lune, un jeu d’ombres ; mais, en regardant toujours plus attentivement, je compris que je ne me trompais pas. Je voyais parfaitement les doigts et les oreilles qui s’agrippaient aux rebords de chaque pierre dont les années avaient enlevé le mortier, et, utilisant ainsi chaque aspérité, il descendit rapidement, exactement comme un lézard se déplace le long d’un mur. |
What I saw was the Count's head coming out from the window. I did not see the face, but I knew the man by the neck and the movement of his back and arms. In any case I could not mistake the hands which I had had so many opportunities of studying. I was at first interested and somewhat amused, for it is wonderful how small a matter will interest and amuse a man when he is a prisoner. But my very feelings changed to repulsion and terror when I saw the whole man slowly emerge from the window and begin to crawl down the castle wall over that dreadful abyss, face down with his cloak spreading out around him like great wings. At first I could not believe my eyes. I thought it was some trick of the moonlight, some weird effect of shadow; but I kept looking, and it could be no delusion. I saw the fingers and toes grasp the corners of the stones, worn clear of the mortar by the stress of years, and by thus using every projection and inequality move downwards with considerable speed, just as a lizard moves along a wall. |
Quel homme est-ce, ou plutôt quel genre de créature sous l’apparence d’un homme ? Plus que jamais, je sens l’horreur de ce lieu ; j’ai peur… j’ai terriblement peur… et il m’est impossible de m’enfuir. |
What manner of man is this, or what manner of creature is it in the semblance of man? I feel the dread of this horrible place overpowering me; I am in fear—in awful fear—and there is no escape for me; I am encompassed about with terrors that I dare not think of. . . . |
15 mai J’ai encore vu le comte qui sortait en rampant à la manière d’un lézard. Il descendait le long du mur, légèrement de biais. Il a certainement parcouru cent pieds en se dirigeant vers la gauche. Puis il a disparu dans un trou ou par une fenêtre. Quand sa tête ne fut plus visible, je me suis penché pour essayer de mieux comprendre ce que tout cela signifiait, mais sans y parvenir, cette fenêtre ou ce trou étant trop éloignés de moi. Cependant, j’étais certain qu’il avait quitté le château, et j’en profitai pour explorer celui-ci comme je n’avais pas encore osé le faire. Reculant de quelques pas, je me retrouvai au milieu de la chambre, pris une lampe, et essayai d’ouvrir toutes les portes l’une après l’autre ; toutes étaient fermées à clef, ainsi que je l’avais prévu, et les serrures, je m’en rendis compte, étaient assez neuves. Je redescendis l’escalier et pris le corridor par la porte duquel j’étais entré dans la maison, la nuit de mon arrivée. Je m’aperçus que je pouvais facilement ouvrir les verrous de la porte et en ôter les chaînes ; mais la porte elle-même était fermée à clef, et on avait enlevé la clef. Elle devait être dans la chambre du comte : il me faudrait donc saisir l’instant où la porte de sa chambre ne serait pas fermée afin de pouvoir y pénétrer, m’emparer de la clef et m’évader. Je continuais à examiner en détail tous les couloirs et les différents escaliers, et à tenter d’ouvrir les portes que je rencontrais au passage. Celles d’une ou deux petites pièces donnant sur le corridor étaient ouvertes, mais il n’y avait rien là de bien intéressant, quelques vieux meubles couverts de poussière, quelques fauteuils aux étoffes mangées par des mites. À la fin pourtant, j’arrivai, en au haut de l’escalier, devant une porte qui, bien qu’elle semblât fermée à clef, céda un peu quand j’y appuyai la main. En appuyant davantage, je m’aperçus que, de fait, elle n’était pas fermée à clef mais qu’elle résistait simplement parce que les gonds en étaient légèrement descendus et que, par conséquent, elle reposait à même le plancher. C’était là une occasion qui, peut-être, ne se représenterait plus, aussi devais-je essayer d’en profiter. Après quelques efforts, j’ouvris la porte. J’étais dans une aile du château qui se trouvait plus à droite que les appartements que je connaissais déjà, et à un étage plus bas. En regardant par les fenêtres, je vis que ces appartements-ci s’étendaient le long du côté sud du château, les fenêtres de la dernière pièce donnant à la fois sur le sud et sur l’ouest. De part et d’autre, se creusait un grand précipice. Le château était bâti sur le coin d’un immense rocher, de sorte que sur trois côtés, il était inexpugnable ; aussi bien les hautes fenêtres pratiquées dans ces murs — mais qu’il eût été impossible d’atteindre par aucun moyen, ni fronde, ni arc, ni arme à feu — ces fenêtres rendaient claire et agréable cette partie du château. Vers l’est, on voyait une vallée profonde et, s’élevant dans le lointain, de hautes montagnes, peut-être des repaires de brigands, et des pics abrupts. Nul doute que ces appartements étaient jadis habités par les dames, car tous les meubles paraissaient plus confortables que ceux que j’avais vus jusqu’ici, dans les autres pièces. Il n’y avait pas de rideaux aux fenêtres, et le clair de lune, entrant par les vitres en forme de losange, permettait de distinguer les couleurs elles-mêmes tandis qu’il adoucissait en quelque sorte l’abondance de poussière qui recouvrait tout et atténuait un peu les ravages du temps et des mites. Ma lampe était sans doute assez inutile par ce brillant clair de lune ; pourtant, j’étais bien aise de l’avoir prise, car je me trouvais tout de même dans une solitude telle qu’elle me glaçait le cœur et me faisait réellement trembler. Toutefois, cela valait mieux que d’être seul dans une des pièces que la présence du comte m’avait rendues odieuses. Aussi, après un petit effort de volonté, je sentis le calme revenir en moi… J’étais là, assis à une petite table de chêne où sans doute autrefois une belle dame s’était installée, rêvant et rougissant en même temps, pour écrire une lettre d’amour assez maladroite. J’étais là, consignant dans mon journal, en caractères sténographiques, tout ce qui m’était arrivé depuis que je l’avais fermé la dernière fois. C’est bien là le progrès du XIXe siècle ! Et pourtant, à moins que je ne m’abuse, les siècles passés avaient, et ont encore, des pouvoirs qui leur sont propres et que le « modernisme » ne peut pas tuer. |
15 May.—Once more have I seen the Count go out in his lizard fashion. He moved downwards in a sidelong way, some hundred feet down, and a good deal to the left. He vanished into some hole or window. When his head had disappeared, I leaned out to try and see more, but without avail—the distance was too great to allow a proper angle of sight. I knew he had left the castle now, and thought to use the opportunity to explore more than I had dared to do as yet. I went back to the room, and taking a lamp, tried all the doors. They were all locked, as I had expected, and the locks were comparatively new; but I went down the stone stairs to the hall where I had entered originally. I found I could pull back the bolts easily enough and unhook the great chains; but the door was locked, and the key was gone! That key must be in the Count’s room; I must watch should his door be unlocked, so that I may get it and escape. I went on to make a thorough examination of the various stairs and passages, and to try the doors that opened from them. One or two small rooms near the hall were open, but there was nothing to see in them except old furniture, dusty with age and moth-eaten. At last, however, I found one door at the top of the stairway which, though it seemed to be locked, gave a little under pressure. I tried it harder, and found that it was not really locked, but that the resistance came from the fact that the hinges had fallen somewhat, and the heavy door rested on the floor. Here was an opportunity which I might not have again, so I exerted myself, and with many efforts forced it back so that I could enter. I was now in a wing of the castle further to the right than the rooms I knew and a storey lower down. From the windows I could see that the suite of rooms lay along to the south of the castle, the windows of the end room looking out both west and south. On the latter side, as well as to the former, there was a great precipice. The castle was built on the corner of a great rock, so that on three sides it was quite impregnable, and great windows were placed here where sling, or bow, or culverin could not reach, and consequently light and comfort, impossible to a position which had to be guarded, were secured. To the west was a great valley, and then, rising far away, great jagged mountain fastnesses, rising peak on peak, the sheer rock studded with mountain ash and thorn, whose roots clung in cracks and crevices and crannies of the stone. This was evidently the portion of the castle occupied by the ladies in bygone days, for the furniture had more air of comfort than any I had seen. The windows were curtainless, and the yellow moonlight, flooding in through the diamond panes, enabled one to see even colours, whilst it softened the wealth of dust which lay over all and disguised in some measure the ravages of time and the moth. My lamp seemed to be of little effect in the brilliant moonlight, but I was glad to have it with me, for there was a dread loneliness in the place which chilled my heart and made my nerves tremble. Still, it was better than living alone in the rooms which I had come to hate from the presence of the Count, and after trying a little to school my nerves, I found a soft quietude come over me. Here I am, sitting at a little oak table where in old times possibly some fair lady sat to pen, with much thought and many blushes, her ill-spelt love-letter, and writing in my diary in shorthand all that has happened since I closed it last. It is nineteenth century up-to-date with a vengeance. And yet, unless my senses deceive me, the old centuries had, and have, powers of their own which mere “modernity” cannot kill. |
16 mai, au matin Dieu veuille que je garde mon équilibre mental, car c’est tout ce qu’il me reste. La sécurité, ou l’assurance de sécurité, sont choses qui pour moi appartiennent au passé. Pendant les semaines que j’ai encore à vivre ici, je ne puis espérer qu’une chose, c’est de ne pas devenir fou, pour autant que je ne le sois pas déjà. Et si je suis sain d’esprit, il est assurément affolant de penser que, de toutes les menaces dont je suis entouré ici, la présence du comte est la moindre ! De lui seul, je puis attendre mon salut, quand bien même ce serait en servant ses desseins. Grand Dieu ! Dieu miséricordieux ! Faites que je reste calme, car si mon calme m’abandonne, il cédera la place à la folie ! Certaines choses s’éclairent qui, jusqu’ici, sont restées pour moi assez confuses. Par exemple, je n’avais jamais très bien saisi ce que Shakespeare voulait dire quand il faisait dire à Hamlet : Mes tablettes ! Mes tablettes ! C’est l’instant d’y écrire, etc. Maintenant que j’ai l’impression que mon cerveau est comme sorti de ses gonds ou qu’il a reçu un choc fatal, moi aussi je m’en remets à mon journal : il me servira de guide. Le fait d’y inscrire en détail tout ce que je découvre sera pour moi un apaisement. |
Later: the Morning of 16 May.—God preserve my sanity, for to this I am reduced. Safety and the assurance of safety are things of the past. Whilst I live on here there is but one thing to hope for, that I may not go mad, if, indeed, I be not mad already. If I be sane, then surely it is maddening to think that of all the foul things that lurk in this hateful place the Count is the least dreadful to me; that to him alone I can look for safety, even though this be only whilst I can serve his purpose. Great God! merciful God! Let me be calm, for out of that way lies madness indeed. I begin to get new lights on certain things which have puzzled me. Up to now I never quite knew what Shakespeare meant when he made Hamlet say:— "My tablets! quick, my tablets! for now, feeling as though my own brain were unhinged or as if the shock had come which must end in its undoing, I turn to my diary for repose. The habit of entering accurately must help to soothe me. |
Le mystérieux avertissement du comte m’avait effrayé au moment même ; il m’effraie plus encore maintenant que j’y pense, car je sais que cet homme gardera sur moi un terrible ascendant. Il me faudra craindre de ne pas assez prendre au sérieux la moindre de ses paroles ! |
The Count's mysterious warning frightened me at the time; it frightens me more now when I think of it, for in future he has a fearful hold upon me. I shall fear to doubt what he may say! |
Quand j’eus écrit ces lignes de mon journal et remis feuillets et plume dans ma poche, j’eus envie de dormir. Je n’avais nullement oublié l’avertissement du comte, mais je pris plaisir à désobéir. Le clair de lune me semblait doux, bienfaisant, et le vaste paysage que j’apercevais au-dehors me réconfortait, je l’ai dit, et me donnait un sentiment de liberté. Je décidai de ne pas retourner dans ma chambre ou dans les pièces attenantes que j’étais décidé à fuir parce que je ne les connaissais que trop bien, et de dormir ici où l’on devinait encore la présence des dames du temps jadis, où elles avaient chanté peut-être, et sûrement passé doucement leur vie monotone, mais le cœur parfois gonflé de tristesse lorsque leurs compagnons menaient au loin des guerres sans merci. J’approchai une chaise longue de la fenêtre afin que, étendu, je puisse encore voir le paysage, et, ignorant la poussière qui la recouvrait, je m’y installai pour dormir. Sans doute me suis-je, en effet, endormi ; je l’espère, encore que je craigne que non, car tout ce qui suivit me parut tellement réel : si réel que, maintenant, au grand jour, dans ma chambre éclairée par le soleil matinal, je n’arrive pas à croire que j’ai pu rêver. |
When I had written in my diary and had fortunately replaced the book and pen in my pocket I felt sleepy. The Count's warning came into my mind, but I took a pleasure in disobeying it. The sense of sleep was upon me, and with it the obstinacy which sleep brings as outrider. The soft moonlight soothed, and the wide expanse without gave a sense of freedom which refreshed me. I determined not to return to-night to the gloom-haunted rooms, but to sleep here, where, of old, ladies had sat and sung and lived sweet lives whilst their gentle breasts were sad for their menfolk away in the midst of remorseless wars. I drew a great couch out of its place near the corner, so that as I lay, I could look at the lovely view to east and south, and unthinking of and uncaring for the dust, composed myself for sleep. I suppose I must have fallen asleep; I hope so, but I fear, for all that followed was startlingly real—so real that now sitting, here in the broad, full sunlight of the morning, I cannot in the least believe that it was all sleep. |
Je n’étais pas seul. Rien dans la chambre n’avait changé depuis que j’y étais entré. Je voyais sur le plancher éclairé par la lune les traces de mes propres pas dans la poussière. Mais en face de moi se tenaient trois jeunes femmes, des dames de qualité à en juger par leurs toilettes et leurs manières. À l’instant où je les aperçus, je crus que je rêvais car, bien que le clair de lune entrât par une fenêtre placée derrière elles, elles ne projetaient aucune ombre sur le plancher. Elles s’avancèrent vers moi, me dévisagèrent un moment, puis se parlèrent à l’oreille. Deux d’entre elles avaient les cheveux bruns, le nez aquilin, comme le comte, et de grands yeux noirs, perçants, qui, dans la pâle clarté de la lune, donnaient presque la sensation du feu. La troisième était extraordinairement belle, avec une longue chevelure d’or ondulée et des yeux qui ressemblaient à de pâles saphirs. Il me semblait connaître ce visage, et ce souvenir était lié à celui d’un cauchemar, encore qu’il me fût impossible de me rappeler au moment même où et dans quelles circonstances je l’avais vu. Toutes les trois avaient les dents d’une blancheur éclatante, et qui brillaient comme des perles entre leurs lèvres rouges et sensuelles. Quelque chose en elles me mettait mal à l’aise, j’éprouvais à la fois désir et épouvante. Oui, je brûlais de sentir sur les miennes les baisers de ces lèvres rouges. Peut-être voudrait-il mieux ne pas écrire ces mots ; car cela pourrait faire de la peine à Mina si elle lit jamais mon journal ; et pourtant, c’est la vérité. Les trois jeunes femmes bavardaient entre elles, puis elles riaient, d’un rire musical, argentin, qui pourtant avait un je ne sais quoi de dur, un son qui semblait ne pas pouvoir sortir de lèvres humaines. C’était comme le tintement, doux mais intolérable, de verres sous le jeu d’une main adroite. La blonde hocha la tête d’un air provocant tandis que les autres la poussaient. |
I was not alone. The room was the same, unchanged in any way since I came into it; I could see along the floor, in the brilliant moonlight, my own footsteps marked where I had disturbed the long accumulation of dust. In the moonlight opposite me were three young women, ladies by their dress and manner. I thought at the time that I must be dreaming when I saw them, for, though the moonlight was behind them, they threw no shadow on the floor. They came close to me, and looked at me for some time, and then whispered together. Two were dark, and had high aquiline noses, like the Count, and great dark, piercing eyes, that seemed to be almost red when contrasted with the pale yellow moon. The other was fair, as fair as can be, with great wavy masses of golden hair and eyes like pale sapphires. I seemed somehow to know her face, and to know it in connection with some dreamy fear, but I could not recollect at the moment how or where. All three had brilliant white teeth that shone like pearls against the ruby of their voluptuous lips. There was something about them that made me uneasy, some longing and at the same time some deadly fear. I felt in my heart a wicked, burning desire that they would kiss me with those red lips. It is not good to note this down; lest some day it should meet Mina's eyes and cause her pain; but it is the truth. They whispered together, and then they all three laughed—such a silvery, musical laugh, but as hard as though the sound never could have come through the softness of human lips. It was like the intolerable, tingling sweetness of water-glasses when played on by a cunning hand. The fair girl shook her head coquettishly, and the other two urged her on. One said:— |
— Allez-y ! dit l’une d’elles. Ce sera vous la première ; nous vous suivrons. |
"Go on! You are first, and we shall follow; yours is the right to begin." The other added:— |
— Il est jeune et fort, ajouta l’autre, à toutes trois il nous donnera un baiser. Sans bouger, je regardais la scène à travers mes paupières à demi fermées, en proie à une impatience, à un supplice exquis. La blonde s’approcha, se pencha sur moi au point que je sentis sa respiration. L’haleine, en un sens, étais douce, douce comme du miel, et produisait sur les nerfs la même sensation que sa voix, mais quelque chose d’amer se mêlait à cette douceur, quelque chose d’amer comme il s’en dégage de l’odeur du sang. |
"He is young and strong; there are kisses for us all." I lay quiet, looking out under my eyelashes in an agony of delightful anticipation. The fair girl advanced and bent over me till I could feel the movement of her breath upon me. Sweet it was in one sense, honey-sweet, and sent the same tingling through the nerves as her voice, but with a bitter underlying the sweet, a bitter offensiveness, as one smells in blood. |
Je n’osais par relever les paupières, mais je continuais néanmoins à regarder à travers mes cils, et je voyais parfaitement la jeune femme, maintenant agenouillée, de plus en plus penchée sur moi, l’air ravi, comblé. Sur ses traits était peinte une volupté à la fois émouvante et repoussante et, tandis qu’elle courbait le cou, elle se pourléchait réellement les babines comme un animal, à tel point que je pus voir à la clarté de la lune la salive scintiller sur les lèvres couleur de rubis et sur la langue rouge qui se promenait sur les dents blanches et pointues. Sa tête descendait de plus en plus, ses lèvres furent au niveau de ma bouche, puis de mon menton, et j’eus l’impression qu’elles allaient se refermer sur ma gorge. Mais non, elle s’arrêta et j’entendis un bruit, un peu semblable à un clapotis, que faisait sa langue en léchant encore ses dents et ses lèvres tandis que je sentais le souffle chaud passer sur mon cou. Alors la peau de ma gorge réagit comme si une main approchait de plus en plus pour chatouiller, et ce que je sentis, ce fut la caresse tremblante des lèvres sur ma gorge et la légère morsure de deux dents pointues. La sensation se prolongeant, je fermai les yeux dans une extase langoureuse. Puis j’attendis : j’attendis, le cœur battant. |
I was afraid to raise my eyelids, but looked out and saw perfectly under the lashes. The girl went on her knees, and bent over me, simply gloating. There was a deliberate voluptuousness which was both thrilling and repulsive, and as she arched her neck she actually licked her lips like an animal, till I could see in the moonlight the moisture shining on the scarlet lips and on the red tongue as it lapped the white sharp teeth. Lower and lower went her head as the lips went below the range of my mouth and chin and seemed about to fasten on my throat. Then she paused, and I could hear the churning sound of her tongue as it licked her teeth and lips, and could feel the hot breath on my neck. Then the skin of my throat began to tingle as one's flesh does when the hand that is to tickle it approaches nearer—nearer. I could feel the soft, shivering touch of the lips on the super-sensitive skin of my throat, and the hard dents of two sharp teeth, just touching and pausing there. I closed my eyes in a languorous ecstasy and waited—waited with beating heart. |
Mais, au même instant, j’éprouvai une autre sensation. Rapide comme l’éclair, le comte était là, comme surgi d’une tourmente. En effet, en ouvrant malgré moi les yeux, je vis sa main de fer saisir le cou délicat de la jeune femme et la repousser avec une force herculéenne ; cependant les yeux bleus de la femme brillaient de colère, ses dents blanches grinçaient de fureur et les jolies joues s’empourpraient d’indignation. Quant au comte ! Jamais je n’aurais imaginé qu’on pût se laisser emporter par une telle fureur. Ses yeux jetaient réellement des flammes, comme si elles provenaient de l’enfer même ; son visage était d’une pâleur de cadavre et ses traits durs étaient singulièrement tirés ; les sourcils épais qui se rejoignaient au-dessus du nez ressemblaient à une barre mouvante de métal chauffé à blanc. D’un geste brusque du bras, il envoya la jeune femme presque à l’autre bout de la pièce, et il se contenta de faire un signe aux deux autres qui, aussitôt, reculèrent. C’était le geste que je l’avais vu faire devant les loups. D’une voix si basse qu’elle était presque un murmure mais qui pourtant donnait véritablement l’impression de couper l’air pour résonner ensuite dans toute la chambre, il leur dit : |
But at that instant, another sensation swept through me as quick as lightning. I was conscious of the presence of the Count, and of his being as if lapped in a storm of fury. As my eyes opened involuntarily I saw his strong hand grasp the slender neck of the fair woman and with giant's power draw it back, the blue eyes transformed with fury, the white teeth champing with rage, and the fair cheeks blazing with passion. But the Count! Never did I imagine such wrath and fury, even to the demons of the pit. His eyes were positively blazing. The red light in them was lurid, as if the flames of hell-fire blazed behind them. His face was deathly pale, and the lines of it were hard like drawn wires; the thick eyebrows that met over the nose now seemed like a heaving bar of white-hot metal. With a fierce sweep of his arm, he hurled the woman from him, and then motioned to the others, as though he were beating them back; it was the same imperious gesture that I had seen used to the wolves. In a voice which, though low and almost in a whisper seemed to cut through the air and then ring round the room he said:— |
— Comment l’une d’entre vous a-t-elle osé le toucher ? Comment osez-vous poser les yeux sur lui alors que je vous l’ai défendu ? Allez-vous en, vous dis-je ! Cet homme est en mon pouvoir ! Prenez garde d’intervenir, ou vous aurez affaire à moi. La jeune femme blonde, avec un sourire provocant, se retourna pour lui répondre : |
"How dare you touch him, any of you? How dare you cast eyes on him when I had forbidden it? Back, I tell you all! This man belongs to me! Beware how you meddle with him, or you'll have to deal with me." The fair girl with a laugh of ribald coquetry, turned to answer him:— |
— Mais vous-même n’avez jamais aimé ! Vous n’aimez pas ! Les deux autres se joignirent à elles, et des rires si joyeux, mais si durs, si impitoyables retentirent dans la chambre que je faillis m’évanouir. Au vrai, ils retentissaient comme des rires de démons. Le comte, après m’avoir dévisagé attentivement, se détourna et répliqua, à nouveau dans un murmure : |
"You yourself never loved; you never love!" On this the other women joined, and such a mirthless, hard, soulless laughter rang through the room that it almost made me faint to hear; it seemed like the pleasure of fiends. Then the Count turned, after looking at my face attentively and said in a soft whisper:— |
— Si, moi aussi, je peux aimer. Vous le savez d’ailleurs parfaitement. Rappelez-vous ! Maintenant je vous promets que lorsque j’en aurai fini avec lui, vous pourrez l’embrasser autant qu’il vous plaira ! Laissez-nous. Il me faut à présent l’éveiller, car le travail attend. |
"Yes, I too can love; you yourselves can tell it from the past. Is it not so? Well, now I promise you that when I am done with him you shall kiss him at your will. Now go! go! I must awaken him, for there is work to be done." |
— N’aurons-nous donc rien cette nuit ? demanda l’une d’elles en riant légèrement tandis que du doigt elle désignait le sac que le comte avait jeté sur le plancher et qui remuait comme s’il renfermait un être vivant. Pour toute réponse, il secoua la tête. Une des jeunes femmes bondit en avant et ouvrit le sac. Je crus entendre un faible gémissement, comme celui d’un enfant à demi étouffé. Les femmes entourèrent le sac tandis que je demeurais pétrifié d’horreur. Mais alors que je tenais encore mes regards fixés sur le plancher, elles disparurent, et le sac disparut avec elles. Aucune porte ne se trouvait à proximité, et si elles étaient passées devant moi, je l’aurais remarqué. Elles avaient dû s’évanouir tout simplement dans les rayons de la lune et passer par la fenêtre car, l’espace d’un moment, j’aperçus au-dehors leurs silhouettes à peine distinctes. Puis, elles disparurent tout à fait. |
"Are we to have nothing to-night?" said one of them, with a low laugh, as she pointed to the bag which he had thrown upon the floor, and which moved as though there were some living thing within it. For answer he nodded his head. One of the women jumped forward and opened it. If my ears did not deceive me there was a gasp and a low wail, as of a half-smothered child. The women closed round, whilst I was aghast with horror; but as I looked they disappeared, and with them the dreadful bag. There was no door near them, and they could not have passed me without my noticing. They simply seemed to fade into the rays of the moonlight and pass out through the window, for I could see outside the dim, shadowy forms for a moment before they entirely faded away. |
Alors, vaincu par l’horreur, je sombrai dans l’inconscience. |
Then the horror overcame me, and I sank down unconscious. |